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La source du dilemme de l’innovateur: 2 – La rupture par le bas

Ce billet est le second d’une série sur l’innovation de rupture et le modèle d’affaire.

Nous avons vu dans le premier article de cette série comment le modèle d’affaire d’une entreprise lui rend certaines opportunités inattractives. Revenons sur ce point en reprenant notre exemple d’un fabricant d’imprimante. On se rappelle que ce fabricant, qui offrait un modèle à 10.000 Euros avec un coût d’impression de 3 centimes par page, ne réussissait pas à introduire un modèle basé sur une technologie jet d’encre offrant un prix d’achat fois inférieur. Cet exemple met le doigt sur un phénomène beaucoup plus général de l’innovation qui est celui de la difficulté pour une entreprise de pénétrer des segments d’entrée de gamme avec succès.

On peut reprendre l’exemple: la force de vente, structurée et motivée financièrement par la vente de produits haut de gamme, ne voit aucun intérêt à vendre un produit d’entrée de gamme, non seulement parce qu’elle ne sait pas le vendre, mais aussi et surtout parce que les commissions seront naturellement beaucoup plus faibles sur un tel produit. Ajoutée à cela la difficulté liée au fait que la technologie est une rupture et le marché correspondant totalement nouveau, et donc non prouvé, et la motivation de l’entreprise est difficile. Un autre argument financier vient rendre la lancement difficile: lorsque l’entreprise monte en gamme, la marge augmente automatiquement, toutes choses égales par ailleurs: une même structure de coût supporte des produits vendus plus chers. La montée en gamme est donc toujours attrayante. A l’inverse, lorsque l’entreprise descend en gamme, une même structure de coût supporte des produits moins chers, ce qui signifie une marge unitaire plus faible. Bien sûr le volume est censé compenser, mais celui-ci n’arrive pas immédiatement. La descente en gamme est donc toujours peu attrayante, du moins dans le court terme.

Cette dissymétrie explique pourquoi les entreprises ont tendance à monter en gamme et à progressivement délaisser l’entrée de gamme, par une sorte de mécanisme infernal d’attraction vers le haut. La première difficulté est que cet abandon des segments d’entrée de gamme, s’il permet une augmentation de la marge globale, peut également affecter la base de coût en raison de la baisse de volume de production induite. A terme, l’entreprise se retrouve à nouveau avec une marge affaiblie. La seconde difficulté est que les segments d’entrée de gamme ainsi abandonnés sont inéluctablement investi par de nouveaux concurrents. Comme eux viennent d’en bas, c’est à dire que leur base de coût est inférieure à la nôtre; ils trouveront donc attractifs ce qui ne l’était plus pour nous. C’est le cas des fabricants d’automobile japonais aux Etats-Unis dans les années 60. General Motors était soulagé de leur abandonner l’entrée de gamme, estimant qu’il n’y avait pas d’argent à y gagner. C’était faux bien sûr: GM ne pouvait gagner d’argent, mais les japonais, plus petits, le pouvaient, comme ils l’ont montré.

Mais la mécanique ne s’arrête pas là: une fois installés dans leur segment d’entrée de gamme, le nouveau concurrent est lui aussi soumis à l’attraction vers le haut. Il s’attaque donc au segment immédiatement supérieur, et la logique se répète: le leader en place fait face à l’attaque venant du bas avec une base de coût supérieure, le combat est donc inégal. A la fin, GM fabrique le Hummer, sur lequel la marge est énorme, et Toyota lance sa gamme de voiture de luxe, la Lexus. Entre temps, les coréens on investi les segments d’entrée de gamme sur lesquels les japonais ont désormais du mal à lutter. Initialement moqués pour leur manque de style et leur qualité médiocre, ces-même coréens commencent à gagner des prix de design, remontent les classements de qualité automobile, et s’attaquent hardiment et fièrement aux segments supérieurs, améliorant leur qualité et leur réputation. Et pendant ce temps, les chinois affûtent leurs armes.

En conclusion, on voit là encore que l’entrée de gamme n’est pas un segment attractif ou inattractif en soi, mais que cette attractivité dépend du modèle d’affaire de l’entreprise. L’entrée de gamme ne pourra pas être ciblé sans un modèle adapté: il ne suffit pas de baisser ses prix pour faire de l’entrée de gamme. Les exemples de Renault avec la Logan ou de Unilever avec la marque Ala au Brésil montrent qu’il faut reconstruire intégralement un système RPV cohérent avec la proposition de valeur et le moteur de profit pour que cela fonctionne. Cet aspect organisationnel sera l’objet de la quatrième partie de la série.

Voir la première partie de la série: “La rupture de nouveaux marchés“.

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