Prédiction, risque et incertitude: une expérience simple pour comprendre la différence

Il existe un moyen simple de faire comprendre à une audience la différence entre prédiction, risque et incertitude, c’est à dire entre les trois types d’environnement auxquels ont à faire face les entreprises. Pour cela, il faut se munir de trois urnes de type bocal: une urne transparente, et les deux autres opaques. On remplira la première de chocolats sous cellophane de deux types, disons la moitié de couleur marron, l’autre de couleur jaune. On remplira la seconde urne également de chocolats, mais rouges et bleus en quantité là aussi égale (pour simplifier). On remplira la troisième urne d’objets divers sans aucun lien entre eux: un stylo, un bonbon, une petite horloge, un chocolat, etc.

On montre la première urne (transparente) à un membre de l’audience, et on explique la règle: prédire ce que l’on va piocher puis piocher. Si on a raison, on garde le chocolat, sinon on le remet. La personne pioche donc et vérifie le résultat. On répète l’expérience deux ou trois fois pour bien montrer que le résultat est prévisible. Assez rapidement, les chocolats disparaissent.

On présente alors la deuxième urne (opaque). Après un moment d’hésitation, l’audience estime qu’elle va continuer à piocher du chocolat, mais ne sait de quelle couleur. Le tirage d’un chocolat rouge surprend. Après deux ou trois tirages, l’audience en vient à estimer que l’urne contient du chocolat de deux couleurs, rouge et bleu.

On présente alors la troisième urne, opaque elle aussi. Là encore, l’audience s’attend à du chocolat, mais se méfie un peu. Le tirage d’un stylo désempare. Celui d’un bonbon encore plus, car il ne semble y avoir aucun rapport entre les deux. Diverses théories sur ce qui lie les objets s’échafaudent dans l’audience, mais aucune ne tient debout, et chacune est démentie par le tirage suivant. Au bout de quelques tirages, il est évident pour l’audience qu’il est impossible de prédire ce qui sortira de l’urne.

Et voilà. La première urne correspond aux domaines prédictibles: nous en connaissons la nature et la distribution, nous sommes donc capables d’estimer la probabilité d’un tirage ex ante. Nous sommes, par exemple, au casino. La deuxième urne correspond au risque: nous ne connaissons pas a priori la distribution, mais nous l’estimons correctement après quelques tirages. Nous sommes assureurs. La troisième urne correspond à l’incertitude knightienne, du nom de l’économiste Frank Knight: nous ne connaissons pas la nature des objets à l’intérieur de l’urne et toute prédiction est impossible. Nous sommes dans le domaine de l’entrepreneuriat innovant face aux marchés nouveaux et aux cygnes noirs.

Les participants à cet exercice qui ont un bon sens analytique ne manquent pas de faire deux observations. D’une part, l’incertitude de la troisième urne n’est pas totale. Par définition, il y a des objets et ceux-ci sont de petite taille, puisqu’ils sont contenus dans celle-ci. Comme l’urne fait du bruit lorsque je la fait bouger, on déduit qu’il s’agit d’objet plutôt solides. On parle dès lors de « cône d’incertitude« , c’est à dire que l’on est capable de borner l’incertitude en la limitant à un espace donné.

La deuxième observation, fait beaucoup plus rarement, concerne la deuxième urne. On l’a vu, le fait qu’elle soit opaque empêche les participants de savoir à l’avance ce qu’ils vont piocher. Après quelques tirages, il comprennent rapidement qu’elle contient des chocolats, et que ceux-ci sont de couleur rouge et bleue. Mais en fait rien ne garantit que ceci va se poursuivre. La conclusion de l’observation ne devrait en fait pas être « L’urne ne contient que des chocolats rouges et bleus » mais « L’urne contient, entre autres, des chocolats rouges et bleus. » Car bien sûr j’ai caché, au fond d’une épaisse couche de chocolats rouges et bleus, un bouchon de stylo. Inévitablement, celui-ci finit par sortir, provoquant surprise et incompréhension. C’est un cygne noir. Le message est le suivant: les domaines de risque, qui nous semblent si familiers que nous pensons en connaître la distribution statistique, ne sont en fait que des cas particuliers d’environnement incertains dans lesquels le cygne noir n’est pas encore apparu. L’immobilier aux Etats-Unis offre un bon exemple: pendant des années, le prix des maisons ne faisait qu’augmenter. Il y avait de légères variations, mais la tendance était à la hausse. Des années d’observations confirmaient cet état de fait. Jusqu’au jour où les prix ont baissé, pour la première fois.

En résumé, cet exercice très simple nous permet de mieux comprendre la nature de notre environnement: les domaines où nous connaissons la distribution à l’avance sont très rares, ils correspondent en gros au domaine des jeux (lancer de dés, casino, etc.) Les domaines où la distribution est estimée sur la base d’un historique sont très dangereux, car l’approche historique peut fonctionner longtemps et soudainement ne plus fonctionner. Au final, la plupart des environnements sont de type incertain, même si beaucoup n’en n’ont pas l’air. C’est à ce type d’environnements que sont habitués les entrepreneurs, mais s’il est une chose que cet exercice suggère, c’est la nécessité pour les entreprises existantes d’apprendre des entrepreneurs et de développer une culture de l’incertitude.

Voir ma note sur Frank Knight et la distinction entre risque et incertitude. Voir également ma note sur « Culture du risque, culture de l’incertitude« .

Cet exercice a été conçu à l’origine par Stuart Read, à l’époque professeur à l’IMD.

📬 Si vous avez aimé cet article, n’hésitez pas à vous abonner pour être averti des prochains par mail (“Je m’abonne” en haut à droite sur la page d’accueil). Vous pouvez également me suivre sur linkedIn, sur Twitter et sur Bluesky.

6 réflexions au sujet de « Prédiction, risque et incertitude: une expérience simple pour comprendre la différence »

  1. Pour travailler dans la gestion de risques, je peux largement confirmer les propos de l’auteur : garder à l’esprit la notion d’incertitude est indispensable à tous les niveaux de l’entreprise, que ça soit pour les gestionnaires de risques eux-mêmes ou les dirigeants d’entreprise. Le risque zéro n’existe pas : tout le monde le dit, rares sont ceux qui intègre cela

    Un très bon article, très clair et pertinent, comme souvent sur ce blog.

Laisser un commentaire