Dans sa note à propos du film Margin Call racontant la chute de Lehman Brothers, Olivier Kempf évoque la question de la responsabilité. Il écrit qu’à chaque fois qu’on montait un échelon hiérarchique à qui on rendait compte du problème, celui-ci disait : ne me montre pas les chiffres et les formules, “speak English” : des professionnels de la banque refusaient donc cette logique de “chiffre et de formule”. Le manque de connaissance et de compréhension de leurs produits financiers par les dirigeants des banques est l’une des causes essentielles de la catastrophe: ces dirigeant n’avaient aucune idée des risques qu’ils prenaient. Cela est du à leur paresse intellectuelle et aussi au fait que les modèles utilisés pour mesurer le risque étaient viciés. Au delà, cela pose la question du rôle du leadership dans la gestion du risque et de l’incertitude.
Dans un article fameux paru en 1985 dans la revue American Sociological Review et intitulé “Talking Social Structure: Discourse, Dominance and the Watergate Hearings,” Harvey Molotch et Deirdre Boden évoquent trois formes de pouvoir dans le discours public. La première forme de pouvoir correspond à l’idée commune que se font les gens du terme: la capacité à prévaloir dans un combat grâce à des ressources supérieures, de meilleurs soutiens ou une meilleure position formelle. L’article se consacre au discours politique, mais le principe peut s’appliquer à d’autres engagements, notamment ceux du monde des affaires, ce que nous faisons ici. Une telle “stratégie” limite la pensée aux construits de base tels que les marges, les acheteurs, les fournisseurs, les clients et la concurrence. C’est, en fait, de la tactique car il s’agit bien de la conduite victorieuse d’un engagement. La seconde forme de pouvoir identifiée par Molotch and Boden est la capacité à définir un nouvel agenda, tandis que La troisième forme est la capacité à définir les règles qui régissent un engagement: comment est défini l’agenda, qui décide qui parle, et quand, etc. Là réside le vrai pouvoir.

On peut donc lire le refus des dirigeants des banques d’entrer dans une discussion technique comme un exercice de leur pouvoir de seconde et de troisième forme. Cet exercice empêche les experts de reformuler le problème des banques et interdit de discuter les modèles financiers qui sont devenus trop techniques pour être véritablement compris. Très souvent, les catastrophes surviennent précisémment parce que les dirigeants se refusent, au nom d’une séparation cartésienne entre le management et l’opérationnel, à entrer dans ce qu’ils considèrent comme des détails techniques indignes d’eux. Or ces détails comptent. Dans le cas des banques, ils comptent parce que les modèles d’analyse de risques utilisés étaient fondamentalement inadaptés à la nature de leur environnement (voir ma note à ce sujet ici). Faire l’effort de comprendre cet environnement et leurs outils, et définir par là-même explicitement une épistémologie de leur métier, aurait sans doute permis à ces dirigeants d’éviter des catastrophes et, au final, une immense destruction de valeur, concept qui leur est pourtant si cher.
Dit autrement, la stratégie pour un dirigeant devrait consister non pas à regarder le sommet, mais l’ensemble. En étudiant comment certaines organisations évitent les catastrophes, le chercheur Karl Weick a bien mis en lumière l’attitude très différente de leurs dirigeants: même aux plus hauts niveaux, ceux-ci mettent un soin particulier à rester attentifs (mindful) aux niveaux opérationnels de l’entreprise, abolissant cette séparation cartésienne entre le management et l’opérationnel. Ils regardent l’ensemble. Ils en sont capables souvent parce qu’ils n’ont pas été éduqués dans un mépris de du terrain; souvent, c’est de là qu’ils viennent.
Ainsi, la définition des règles qui régissent une discussion et la création de l’agenda sont des exercices fondamentaux, et le vrai problème est que les experts n’aient pas réussi à imposer un niveau de discours et de réflexion différent que le “business as usual” sur lequel s’appuyaient leurs dirigeants.
Voir ma note sur les travaux de Karl Weick dans le domaine de la gestion de l’inattendu. Voir également ma note sur culture du risque, culture de l’incertitude.
2 réflexions au sujet de « Le leadership dans la gestion du risque et de l’incertitude: Niveaux de discours et prise de responsabilité »
Bonjour,
Merci pour ces billets toujours intéressants.
On retrouve en filigrane tous les ingrédients d’une organisation résiliente: intérêt pour les problèmes, refus de simplifier, sensibilité aux opérations, engagement sur le long terme, respect de l’expertise.
A la lecture du billet, Lehman Brother comme surement beaucoup d’autres n’avait pas diffuse cette culture “résiliente” au management et on voit ou cela peut mener.
Or dans l’environnement actuel d’incertitudes : forte volatilité des clients, des marches, concurrence ultra-dynamique, événements écologiques ou politiques; ces principes n’en sont que plus importants.
L’approche globale doit permettre de trouver l’équilibre entre résilience, innovation, stabilité, changement, expert, manager …
Cdt
Frank Brugnot
Bonjour,
Merci pour ces billets toujours intéressants.
On retrouve en filigrane tous les ingrédients d’une organisation résiliente: intérêt pour les problèmes, refus de simplifier, sensibilité aux opérations, engagement sur le long terme, respect de l’expertise.
A la lecture du billet, Lehman Brother comme surement beaucoup d’autres n’avait pas diffuse cette culture ”résiliente” au management et on voit ou cela peut mener.
Or dans l’environnement actuel d’incertitudes : forte volatilité des clients, des marches, concurrence ultra-dynamique, événements écologiques ou politiques; ces principes n’en sont que plus importants.
L’approche globale doit permettre de trouver l’équilibre entre résilience, innovation, stabilité, changement, expert, manager …
Cdt
Frank Brugnot
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