Intelligence économique, décision stratégique et analyse de l’environnement incertain: l’analyse des hypothèses concurrentes

A la suite de notre travail sur les surprises stratégiques à la CIA, mon confrère Milo Jones et moi-même recevons beaucoup de demandes pour discuter davantage de l’application des outils du renseignement au monde des affaires. Un outil que nous utilisons est l’analyse des hypothèses concurrentes (AHC ou ACH en anglais: Analysis of Competing Hypotheses). ACH est un outil analytique développé initialement par Richards Heuer pour la CIA, mais il s’applique bien au monde des affaires pour la prise de décision stratégique. Il est basé sur un modèle simple permettant, avec une approche scientifique, d’utiliser les idées de la psychologie cognitive et de l’analyse décisionnelle pour surmonter un biais très répandu: le fait que nous ayons tendance à percevoir ce à quoi nous nous attendons, plutôt que ce qui existe réellement.

Pour illustrer cette tendance, lisez les mots dans les trois triangles ci-dessous:

Que remarquez-vous? Si vous êtes comme la plupart des gens, les phrases écrites dans les triangles sont familières. Pour découvrir ce qui est réellement écrit dans chaque triangle, reportez-vous au bas de cet article (ou essayez le vieux truc des correcteurs de les lire à l’envers).

Les implications de ce petit exercice pour la stratégie d’entreprise sont profondes. Il montre que la perception est un processus actif plutôt que passif: vos sens aident à construire ce que vous attendez à percevoir plutôt que de simplement enregistrer la réalité. Pourquoi est-ce important? Parce que l’effet cumulatif de notre tendance à ne percevoir que ce que nous nous attendons à percevoir nous amène à recueillir systématiquement des faits qui confirment notre point de vue existant, et à ignorer systématiquement les faits qui sont en conflit avec – voire remettent en question- ce point de vue. La situation est rendue encore plus grave par le fait que des études démontrent que plus d’information (et plus d’information non ambiguë) est nécessaire pour changer une hypothèse une fois qu’elle a été formée. Donc si vous êtes parti sur la mauvaise voie, vous êtes plus susceptible d’y rester jusqu’à ce que les évènements vous forcent à changer, c’est à dire que vous subissiez un choc rude (une surprise stratégique).

Si « Adopter une hypothèse erronée » semble une menace abstraite pour votre entreprise, rappelez-vous que chaque plan stratégique ou marketing, chaque modèle financier, chaque mission de conseil ou chaque décision repose sur de nombreuses hypothèses. Certaines sont explicites, beaucoup sont implicites. Si votre produit ne se vend pas, ou si votre investissement échoue, ce n’est pas le produit ou l’investissement qui a tort: c’est vous, et ce sont vos hypothèses et vos analyses qui sont fausses. Il est donc important de discuter ces hypothèses de manière systématique, et en particulier d’être capable de les remettre en question.

Tous les aspects de la stratégie ne peuvent bien sûr pas être décidés avec ACH – par exemple ACH ne dit rien sur les buts ou les préférences personnelles – mais il surclasse les autres approches (ou leur absence) pour décider entre des explications ou des propositions alternatives. ACH aide à surmonter la prédilection que nous avons de ne noter que de faits qui confirment nos hypothèses, car celles-ci sont en fait bien souvent des préjugés inconscients. Au contraire, ACH recommande de rechercher systématiquement des preuves qui infirment nos hypothèses. Dans la pratique, utiliser ACH est assez simple: on commence par construire une matrice dans laquelle la liste des hypothèses mutuellement exclusives (« concurrentes ») qui conduirait votre décision est portée sur l’axe des X tandis que les preuves sont reportées sur l’axe des Y. Ensuite, on remplit la matrice résultante en notant quelle preuves dans l’axe Y infirme chaque hypothèse dans l’axe X.

Pour apprendre à utiliser ACH de manière complète, vous pouvez vous reporter au chapitre 11 de l’ouvrage de Morgan Jones, ou au chapitre 8 du classique de Richards Heuer The psychology of intelligence analysis. Un logiciel gratuit pour employer ACH est également disponible au Centre de recherche de Palo Alto, mais il est totalement inutile si vous n’avez pas bien compris ACH avant de l’utiliser.

Où spécifiquement pouvez-vous décider d’utiliser ACH? Un domaine intéressant est l’audit où il peut servir à découvrir, catégoriser et évaluer ce que nous appelons les risques « hors-tableurs »: c’est à dire les signaux d’avertissement qualitatifs au sujet d’un évènement, d’une acquisition ou d’un partenaire qui n’apparaissent pas dans les chiffres des financiers. Si vous travaillez dans les marchés émergents, c’est là qu’une grande part de votre risque se situe. Si vous n’êtes pas familier avec le concept, une excellente introduction aux risques « Hors tableur » (Non-spreadsheet risk en anglais) est apparue récemment dans un article de Fred Enochs de TD International.

Comme toute méthode, cependant, ACH a ses problèmes et ses limites (certains d’entre eux détaillés dans un article intéressant de Tim van Gelder). Il est laborieux à construire (même si il fournit une très utile trace d’audit, et est une bonne façon de collaborer avec d’autres, au fil du temps, sur l’analyse d’un problème complexe), implique de nombreux jugements, et il est sensible à la tromperie délibérée de « l’adversaire ». Néanmoins, ACH est un outil indispensable pour tous ceux qui veulent faire plus qu’une évaluation superficielle d’un dossier, quel qu’il soit. Il devrait certainement faire partie de la trousse d’outils intellectuelle des élèves d’écoles de commerce et des cadres d’entreprise, ce à quoi Milo et moi-même nous employons dans nos formations.

L’un des axes de mon travail actuel avec Milo, cependant, est l’accent mis sur ce que nous appelons la génération d’hypothèses concurrentes (GCH). Comparer des hypothèses de manière systématique est important, mais se demander comment ces hypothèses sont générées l’est tout autant. Après une surprise stratégique ou rupture significative de notre environnement, beaucoup se contentent d’attribuer la surprise à un « manque d’imagination », et en restent là. Ce haussement d’épaule intellectuel résulte non seulement d’une paresse intellectuelle (souvent renforcée par une dose d’intérêt bureaucratique propre), mais aussi et peut-être surtout par l’habitude qu’ont les analystes du renseignement et de la stratégie en général de concevoir leur travail comme processus purement mental. En témoigne la deuxième phrase du premier chapitre de l’ouvrage de Heuer commence ainsi « L’analyse du renseignement est fondamentalement un processus mental. »

Au contraire, notre point de départ quand on cherche à comprendre la surprise stratégique et la rupture est que l’analyse stratégique est plus un processus social que mental. Les analystes ne sont pas des joueurs d’échecs disposant d’informations complètes et parfaites devant eux sur un univers bien délimité à l’avance. Ils ne sont pas non plus des physiciens isolés, concernés uniquement par des phénomènes naturels. Loins d’être, à l’image du penseur de Rodin, des penseurs solitaires et purs, ils sont au contraire  intégrés dans un contexte social, agissant dans le domaine de faits sociaux plutôt que naturels. En conséquence, leur identité et leur culture (à la fois collective et individuelle) ont un effet profond sur la façon dont ils génèrent des hypothèses et dont ils concentrent leurs efforts d’analyse (même quand ils appliquent des méthodes dites de « pensée divergente »). Cela signifie que l’identité et la culture des analystes et des stratèges ont un impact énorme sur leur capacité non seulement à analyser les hypothèses concurrentes, mais surtout à générer ces hypothèses, qui forment le cœur (littéralement l’axe des X) de la méthode ACH! Les approches purement psychologiques de la surprise stratégique ignorent cet aspect, et pourtant les implications de cette idée sont considérables.

Neuf fois sur dix, quand dans une formation nous abordons cette question de la génération des hypothèses, les participants pensent que la solution passe par le brainstorming. Mais ce n’est pas le cas, car le brainstorming est lui aussi affecté par nos biais identitaires. En fait, l’utilité du brainstorming a été largement discréditée (Le chapitre cinq du livre « 59 Seconds » explore ce point et associe l’inefficacité du brainstorming aux théories de la paresse sociale).

Dans un article précédent, j’expliquais à partir du cas des surprises stratégiques à la CIA comment l’identité et la culture affectent la génération d’hypothèses et plus généralement l’activité stratégique. Vous pouvez désormais combattre le préjugé de confirmation (et expérimenter la puissance de ACH dans sa forme la plus simple), en vous posant ce que Neustadt et May appellent « La question d’Alexandre »: Lors de l’examen d’une hypothèse, demandez-vous toujours quelle nouvelle information vous forcerait à changer d’avis à l’avenir sur cette hypothèse. Si vous pouvez imaginer une telle information, réfléchissez où la trouver. Pensez à construire une véritable matrice ACH la prochaine fois que vous devez étudier une importante décision dans un univers incertain. Si vous comprenez les avantages, mais aussi les limitations de ACH, c’est au final un outil précieux et pourtant insuffisamment utilisé.

Solution pour les triangles: Les articles « the » et « a » sont écrits deux fois dans chaque phrase; les phrases non modifiées sont si simples et familières que la plupart des gens négligent les articles supplémentaires lorsque les phrases sont présentées de cette manière. Cette négligence peut être cumulative si l’on n’est pas attentif à tester des hypothèses pour infirmer la preuve … Cet exemple est tiré de l’ouvrage de Richards Heuer mentionné dans l’article.

Cet article est adapté d’un article originalement écrit en anglais par mon collègue Milo Jones sur notre blog commun: Business and Intelligence Techniques:  the Role of Competing Hypotheses. Pour en savoir plus sur Richard Neustadt et Ernst May, voir mon billet ici.

4 réflexions au sujet de « Intelligence économique, décision stratégique et analyse de l’environnement incertain: l’analyse des hypothèses concurrentes »

Laisser un commentaire