Lorsque l’on étudie l’innovation de rupture, et plus généralement les surprises stratégiques, on ne peut manquer d’être frappé par la difficulté qu’ont les organisations (entreprises, gouvernements) à anticiper l’évolution des évènements. Elles se font surprendre y compris par des évènements qui mettent parfois très longtemps à survenir.
Une préconisation courante de ceux qui se sont intéressés à la question est pour les entreprises de s’intéresser aux signaux faibles, une expression qui désigne les signes avant-coureurs qui ne manquent jamais d’exister d’un phénomène à venir. En identifiant ces signaux faibles, l’entreprise saura anticiper le phénomène et donc s’y préparer. On peut ainsi détecter un changement d’attitude de consommateurs en passant du temps avec les plus à la pointe d’entre eux, l’entrée d’un concurrent sur le marché en surveillant l’achat de terrains pour construire une usine ou le dépôt de brevet. Ainsi les journalistes américains qui suivent la Maison Blanche surveillent, de leur côté, les commandes de pizza dans les pizzerias aux alentours: une soudaine commande signale une nuit blanche et donc un événement important. Par ailleurs le développement fulgurant des technologies de l’information permettent de plus en plus facilement de surveiller notre environnement pour dénicher l’information rare. Alors, les signaux faibles, solution infaillible aux surprises stratégiques? Loin s’en faut…
Roberta Wohlstetter, une chercheuse américaine, a enquêté sur l’attaque de Pearl Harbor par les japonais en décembre 1941, archétype de la surprise stratégique. Elle cherchait à comprendre comment il se faisait que l’armée américaine n’ait pas réussi à capter des signaux faibles malgré ses moyens techniques déjà impressionnants pour l’époque. Le résultat de ses recherches la surprit au plus haut point: en fait, découvrit qu’à Pearl Harbor, l’armée américaine disposait d’une masse de données considérable sur les japonais. Leurs codes avaient été brisés, les écoutes étaient systématiques et massives, les observations multiples. Elle résume ainsi: “Au moment de Pearl Harbor les circonstances de la collecte dans le sens de l’accès à une grande variété de données ont été (…) proches de l’idéal.” L’armée américaine avait tellement capté de signaux faibles que ceux-ci n’étaient même plus faibles. Et pourtant l’attaque se produisit et la surprise fut complète. Sa conclusion? Les problèmes analytiques ne découlent pas du manque d’information, mais de l’incapacité d’extraire les ‘informations’ à partir de simples ‘données’. Ajouter plus d’information ne règle rien, bien au contraire. Elle ajoute, “la tâche de distinguer les signaux utiles d’une confusion de bruit est une activité qui est facilitée par des hypothèses.” Elle déplace donc le problème de l’accumulation de signaux faibles, rarement difficile surtout de nos jours, à celui de quoi faire avec cette masse de signaux. Pour savoir quoi faire, il faut une hypothèse, c’est à dire qu’il faut commencer par savoir ce que l’on cherche. En effet, les données ne parlent jamais d’elles-mêmes. Ce n’est pas juste une question de quantité, c’est également un problème épistémologique: une approche purement inductive ne peut pas marcher, ou pire, peut induire en erreur, une observation faite par les chercheurs Kahneman et Tversky avec la loi des petits nombres, et reprise récemment par Nassim Taleb avec sa fameuse allégorie de la dinde de Noël. Trop de données, et nous ne savons pas comment trier le bon grain de l’ivraie. Pas assez de données, et nous faisons des inférences incorrectes. D’ailleurs, Peter Drucker lui-même remarquait: “Les bons décideurs savent que l’on ne commence pas avec les faits. On commence avec des opinions… Obtenir d’abord les faits est impossible. Il n’y a pas de faits sans critère de pertinence.” Bien sûr, démarrer d’une hypothèse est difficile, la question devient donc de savoir comment on peut créer ces hypothèses. Disons qu’il faut un cycle dans lequel l’opinion guide la recherche, et la recherche modifie l’opinion en retour.
Il y a d’autres problèmes soulevés par l’approche par les signaux faibles. Notamment celui de la désinformation. On sait que Bin Laden, qui se savait naturellement surveillé et écouté, envoyait continuellement des signaux à ses adversaires pour les user. Souvent, à un visiteur, il disait, d’un air énigmatique “Il va se passer quelque chose”. Et rien ne se passait. Dans la même logique, une trop grande attention aux signaux faibles (course à la technologie) peut entraîner une usure de son utilisateur. On peut également générer de fausses alertes, ou, pire encore, ce qui est à tort vu comme une fausse alerte.
Ainsi donc les signaux faibles sont un outil qui a son utilité dans l’arsenal de la surprise stratégique, mais il est dangereux, et de toute façon il ne remplace pas une approche active et un engagement avec son environnement.
20 réflexions au sujet de « Innovation, veille et surprise stratégique: Les limites de l’approche par les signaux faibles »
Votre article est très intéressant ! Bravo… Vous démontrez à juste titre que la définition anciennement admise ” une expression qui désigne les signes avant-coureurs qui ne manquent jamais d’exister d’un phénomène à venir” est fausse, ou plutôt amputée :
les signaux faibles sont des faits paradoxaux qui inspirent réflexion.
C’est le “qui inspirent réflexion” qui est important et c’est ce que vous démontrez : bravo !
Effectivement, l’ancienne définition est dépassée.
La clef reste les hommes qui ont à la fois une bonne connaissance du sujet sur lequel on veille et un QI leur permettant de produire des options en analysant les “signaux faible” perçu. La qualité de la ressource humaine d’un projet de veille est primordiale. Bon article.
Pearl Harbour a servi d’électochoc à Roosevelt pour entrainer les Américains dans la guerre , a un moment où la majorité isolationiste ne le suivait pas.
La connaissance des codes japonais, avait été percés avec les mêmes méthodes qui avaient servi à percer les codes de Enigma utilisée par leurs alliés allemands. Alerté de l’attaque imminente Japonaise, l’amiral américain qui commandant la flotte à Pearl Harbour, a même démissionné parce que son président lui interdisait de mettre sa flotte à l’abri.
Ironie de l’histoire ? Lorsque les américains eux mêmes ont comparé l’attaque des Twin tower à l’attaque japonaise, pensaient ils aussi bien dire, quand on sait le suivi de préparation que pouvait en faire le FBI, la menace dénoncé, l’un des pirate Mohamed Atta, recherché qui arrive embarque avec son vrai nom…
Tout cela a t il été des signaux ( même fort ) considéré “à tort comme une fausse alerte”
Les méthodes inductives et déductives ne s’excluent pas : elles font même partie du cycle itératif du renseignement qui doit s’appuyer sur la planification. ” Savoir ce que l’on cherche” est le plus difficile à obtenir d’un décideur, et “Les vents ne sont jamais favorables à ceux qui ne savent pas ou ils veulent aller .”
Il me semble que les signaux faibles importants sont les besoins des clients et en particulier les besoins fondamentaux. Quand je parle des clients, il s’agit de tous les clients de la planète et pas seulement les pays riches occidentaux solvables (pour combien de temps d’ailleurs). Exemple nous étions en Bolivie en mai 2010, nous avons appris alors que la crise n’avait pas touché le pays et la raison en est simple, comme le pays n’est pas riche il n’a pas placé son argent dans des placements hasardeux. J’y ai découvert aussi que la majorité des habitants ne se chauffe pas l’hiver et il fait 12° en moyenne dans les habitations. Comme je travaille sur un système de chauffage économe en énergie et plus confortable que les systèmes traditionnels, c’est pour moi une vraie information. Il me semble que les outils qui nous sont proposés nous font oublier d’aller sur le terrain, ce que ne pourra jamais faire une machine aussi sophistiquée qu’elle puisse être. L’homme est heureusement irremplaçable pour cela…
Bonjour
Merci de ce commentaire fort intéressant. Je suis tout à fait d’accord avec vous. Votre expérience en Bolivie illustre bien l’intérêt d’aller sur place, c’est à dire d’être “dans” son environnement, d’en faire partie. Aucun système automatisé de veille, encore moins Internet, ne vous aurait mis ainsi la puce à l’oreille. De même, quelqu’un d’autre, moi par exemple, qui aurait visité la Bolivie à cette époque, n’aurait sans doute pas réagi à ces informations à la fois sur le climat et sur les modes de chauffage. Dit autrement, vous avez regardé la Bolivie avec une “hypothèse” qui vient de votre activité dans le domaine du chauffage. Sans cette hypothèse, ces informations n’auraient rien signifié pour vous.
PhS.
Tous les paramètres sont à prendre en considération. Ne pas oublier que tout est cyclique. Les phénomènes les moins connus ou les plus petits ne peuvent que finir par augmenter dans le temps.
Ils ne doivent donc pas être écartés dans les études mais ne doivent pas, non plus, être bloquants.
Encore merci pour votre étude.
Bien à vous
Avoir raison trop tôt c’est souvent avoir tort. L’art du guetteur de signal faible est de savoir communiquer à son sujet. Il est nécessaire de le mettre en perspective pour que les décideurs l’intègrent dans leur stratégie. C’est l’attention qu’on lui porte qui détermine alors le statut du signal. C’est une des raisons de la dimension”intuitive” de sa détection aujourd’hui.
La base de la méthode scientifique telle qu’expliquée par Gaston Bachelard: le chercheur part d’une hypothèse et la vérifie ou l’infirme à travers l’expérimentation.
Merci pour cet article très intéressant. J’aurais quelques réflexions personnelles à y apporter étayées par mon expérience personnelle :
– d’abord, la question ne me semble pas être tant le problème des signaux faibles en eux-mêmes que de l’usage qui en est fait par les décideurs. Souvent un signal faible très pertinent mais annonciateur d’une mauvaise nouvelle va être négligé ou sous-estimé. Il ne suffira pas à remettre en cause des décisions qui ont été prises préalablement, même s’il le faudrait.
– le peu de place parfois laissée à l’intuition dans la décision managériale : face à des signaux faibles, le réflexe va être de faire de la surenchère de recherche d’information pour confirmer ou infirmer, rendant finalement le signal initial inopérant ou noyé dans un enchevêtrement d’informations qui deviennent finalement contradictoires.
Cela ne remet à mon sens pas en cause – bien au contraire- l’intérêt de la perception de signaux faibles, mais pose plutôt la question de la façon de les traiter dans “l’art de la décision”.
Bien cordialement,
Bonjour
Merci pour ce commentaire; vous avez tout à fait raison et il va dans le sens de mon propos: un signal faible ne signifie rien tant qu’on ne dispose pas d’une hypothèse pour lui donner un sens. Et trouver des signaux faibles sans hypothèse, c’est comme chercher une aiguille dans une botte de foin…
Merci
On est bien dans la maitrise des processus de planification ou de décision et du renseignement ( dont la recherche des signaux faible pertinents), dont les mise en oeuvre doivent être cohérents et concertés.
Si un signal , dont les carcarctéristique a été validé par le décideur n’est pas pris en compte par ce dernier alors qu’il lui est présenté par ses collaborateurs qui l’ont détecté, on est soit face à une faiblesse de ces collaborateurs , soit face à une incohérence/inconséquence du décideur.
Le probléme est bien connu des officiers de renseignement qui ont le plus grand mal à faire exprimer par leur décideur les informations critiques pertinentes dont ils ont besoin pour prendre leur décision ou qui remettent en cause la valeur du renseignement recueilli parcequ’il les contrait à prendre une décision difficile.. C’est tout l’enjeu de la planification du renseignement associée a des opérations et qui implique que l’état final recherché soit bien arrêté ainsi que la stratégie pour l’obtenir..
Décider dans l’incertitude est un art qui n’est ni spécifiquement civile ou militaire. L’intuition tient une place meritée qui s’appuie sur la rigueur du raisonnement qui donne toute sa pertinence au choix et à l’interpretation des signaux faibles percus.
Je rejoins Alexandre Asselineau en modifiant la hiérarchie :
1. laisser parler l’intuition qui n’est qu’un excès de vitesse de la connaissance
2. laisser parler le signal faible en allant le plus souvent à l’inverse de ce que l’on imagine naturellement
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