Qu’est-ce qui motive un entrepreneur ? Ouvrez un manuel d’économie (en tout cas ceux qui parlent des entrepreneurs) et vous y lirez qu’il est mu par le désir de profit. Plus précisément par celui de maximiser son profit. Comme souvent en économie, la pratique a la mauvaise habitude de ne pas correspondre du tout à la réalité. Comme le chercheur américain McClelland l’observe, imaginer le capitaliste comme étant mu par l’avidité, par la nécessité de faire de l’argent, ou de maintenir son taux de profit est une grossière caricature. Bien plus pertinent est la possibilité de promotion sociale que l’entrepreneuriat offre. Cela expliquerait pourquoi l’un des traits les plus intéressants de la réussite des entrepreneurs, du moins aux États-Unis, en France il en va différemment, est qu’ils sont souvent issus de groupes minoritaires dans la société – des groupes qui trouvent des voies alternatives de promotion sociale fermée pour eux. Se référant à des études d’entrepreneurs au XIXe siècle, McClelland conclut: «Beaucoup de ces hommes ne semblent pas être motivés principalement par un désir d’argent en tant que tels ou ce qu’il allait racheter.» Malgré cela, la littérature dépeint toujours l’entrepreneur comme étant principalement motivé par le profit, et parfois par l’auto-réalisation, ou assume d’autres motivations qui peuvent être réduites à la recherche du profit.
Implicitement cependant, et de manière plutôt intéressante, Casson, un autre chercheur, admet que la maximisation du profit présentée comme la principale motivation dans la littérature pourrait bien être une approximation pour ce qui est la véritable motivation des entrepreneurs, à savoir le statut et la reconnaissance. C’est au fond assez logique: Il y a des moyens plus efficaces et moins risqué dans la société d’augmenter sa fortune. Le domaine de l’entrepreneuriat aurait ainsi avantage à examiner le besoin de reconnaissance comme un élément important de la motivation pour exercer une activité entrepreneuriale. Tentons l’exercice ici.
Longtemps, l’individu a été considéré comme la base de la société, celle-ci n’étant considérée que comme un agrégat d’individus (notamment par Platon). Au Moyen-âge naît une philosophie de la société où la vie sociale est décrite, par Machiavel puis par Hobbes, comme une lutte de tous, de chacun contre chacun, pour l’existence. Dans son Discours sur l’origine de l’inégalité, Rousseau introduit le concept la reconnaissance mutuelle (« s’apprécier mutuellement») comme une dimension centrale de la socialisation humaine. Dans ses écrits d’Iena, le jeune Hegel, à l’encontre de Hobbes, décrit une société où l’éthique dite “primitive”, celle de l’individu, finit par céder la place à une éthique absolue, celle de la société. L’individu adhère aux valeurs sociales et obtient en retour la reconnaissance de la société. Il ne s’agit plus de lutte pour l’existence mais d’une demande de reconnaissance (Anerkennung). Pour Hegel la société est l’état naturel de l’homme. Et ce n’est qu’à l’intérieur de la société que l’homme s’individualise et s’autonomise par rapport aux autres hommes. Et c’est par la reconnaissance qu’il acquiert son autonomie. Il demande à être reconnu par les autres comme individu à part entière et en échange de cette reconnaissance, reconnaît l’autre en retour. Et reconnaît la société. Cet échange de reconnaissance aboutit à ce que Hegel nomme “la société éthique.” Plus récemment, dans son ouvrage “La lutte pour la reconnaissance”, Axel Honneth lie le concept de mépris à celui de reconnaissance et fait de la non reconnaissance le moteur des troubles sociaux. Pour lui ce ne sont pas les problèmes économiques qui mobilisent un groupe contre la société mais le déni de reconnaissance. En conclusion, le besoin de reconnaissance est universel, et peut être satisfait de nombreuses façons. L’entrepreneuriat est l’une d’entre-elles.
On bute cependant là sur un problème de fond, notamment sur le plan éthique. Car si l’on suit Hegel, on reconnaît que la source de la reconnaissance est forcément extérieure, et que donc l’homme ne vit, finalement, que dans le regard de l’autre. L’homme ne pourrait-il pas s’attribuer sa propre valeur? Au nom de quoi l’autre est-il plus légitime que moi-même pour définir ma valeur? Il y a dans la philosophie de Hegel une incitation à la servilité que n’a pas manquée de fustiger Nietzsche, pour qui la recherche de la reconnaissance est un désir d’esclave. Clairement, Hegel est anti-libéral – ce n’est pas une grande découverte – au sens où avec lui la liberté individuelle est ravalée au rang de liberté primitive, et où la valeur d’un individu n’existe qu’en relation avec la société. J’avais d’ailleurs discuté de ce point dans mon analyse de l’important roman de Ayn Rand, La grève, qui vient de sortir en français.
Il y a donc une difficulté de fond à faire du désir de reconnaissance le motif premier de la motivation entrepreneuriale, même si l’on admet par ailleurs que l’entrepreneuriat est une activité fondamentalement sociale. Le paradoxe est ainsi: d’un côté, l’entrepreneuriat est motivé par un désir de reconnaissance qui donc est un désir d’esclave se soumettant au jugement de l’autre (le maître) pour connaître et accepter la valeur qu’il lui attribue, niant ainsi son individualité et son autonomie. De l’autre, l’entrepreneuriat est par essence la démarche de libération de l’individu par rapport à ses maîtres, actuels ou potentiels. C’est le symbole même de l’individu qui prend en main son destin et devient… maître de sa propre destinée. Comment, dès lors, résoudre le paradoxe? Une première possibilité est que le désir de reconnaissance n’implique pas nécessairement d’accepter la philosophie anti-individualiste de Hegel. Je peux souhaiter la reconnaissance de quelqu’un tout en restant son égal, ne serait-ce que parce que cette reconnaissance est obtenue sur un aspect particulier de ma vie, mon travail par exemple. L’individu n’est pas tout entier consumé par un seul désir universel de reconnaissance par l’univers entier. Choisir celui dont on cherche la reconnaissance, par exemple, n’est pas une attitude d’esclave, bien au contraire. Une autre possibilité est bien sûr que le désir de reconnaissance ne soit pas, en fait, une vraie motivation de l’entrepreneur. Que celle-ci réside ailleurs, dans le désir de création, par exemple. Une troisième possibilité est que la motivation réside dans le désir d’obtenir sa propre reconnaissance, de se démontrer à soi-même sa valeur via le mécanisme de marché. Une possibilité à creuser sans doute.
Note: pour approfondir la réflexion de Nietzsche, on lira avec profit l’analyse passionnante de Simone Manon sur son blog: “Le désir de reconnaissance est un désir d’esclave.”