Enseigner l’effectuation: quelques principes et un retour d’expérience

J’ai découvert l’Effectuation, une nouvelle théorisation de la pensée entrepreneuriale, en 2004, et j’ai eu l’occasion de l’enseigner plusieurs fois, et au début j’ai trouvé l’exercice difficile (voir mon billet sur l’Effectuation pour une introduction à cette théorie). Pas facile, en effet, d’enseigner une théorie qui prend à rebrousse-poil tous les bons principes bien logiques que l’on enseigne dans les écoles de commerce en défendant l’idée qu’il n’est pas nécessaire d’avoir une grande idée pour commencer, qu’il n’est pas très important d’analyser la concurrence, que les objectifs émergent à partir des moyens disponibles et non l’inverse, qu’une opportunité n’existe pas dans l’absolu, mais qu’elle se construit de manière très personnelle, et qu’un projet viable passe avant tout par l’établissement de liens avec des parties prenantes qui s’investissent dans votre projet.

La première difficulté réside donc dans le fait que l’Effectuation va à rebours de tout ce qu’on a appris aux étudiants, notamment en stratégie et en marketing, qui ont été formés à la logique « causale », c’est à dire à l’idée qu’on détermine d’abord les effets souhaités (objectifs) et ensuite seulement les causes pouvant amener à ces effets (moyens mis en oeuvre). Au contraire, l’Effectuation (d’où son nom) défend l’idée de faire d’abord l’inventaire de ses moyens (les causes) pour déterminer les buts (les effets) en conséquence.

Depuis toujours on nous apprend que dans toute démarche, il faut d’abord  définir un but, pour ensuite déterminer les moyens d’atteindre ce but. C’est avant tout vrai dans le domaine des affaires: on y enseigne que toute entreprise doit démarrer avec une grande idée, et que l’entrepreneuriat consiste à faire un business plan. Encore aujourd’hui, je suis fasciné par le fait que la plupart des cours d’entrepreneuriat – et j’en connais un paquet – se ramènent à la rédaction d’un business plan. La logique causale n’existe pas seulement dans les affaires. Dès huit ans on demande aux enfants « Que veux-tu faire plus tard? », ce qui déterminera naturellement les études qu’ils feront. Un enfant qui ne sait pas ce qu’il veut faire sera considéré comme oisif et non motivé. L’idée d’accumuler des expériences pour, ensuite, en faire quelque chose que l’on n’avait pas anticipé, est anathème dans notre système d’enseignement. Quand j’introduis l’Effectuation aux étudiants, je dois donc commencer par les déprogrammer. Et ce n’est pas facile.

La seconde difficulté, plus insidieuse, est que l’Effectuation n’offre pas de méthode structurée pour piloter un processus entrepreneurial. Elle défend même l’idée qu’il n’y a pas de méthode, et qu’il ne peut y en avoir. Pourquoi? Parce que l’Effectuation s’intéresse à la création de marchés nouveaux, situation par définition entièrement nouvelle, où l’entrepreneur doit créer, plus que découvrir. Le « paradigme » de l’effectuation est donc celui de la création et non de l’analyse. Comme les artistes ou les chercheurs, les entrepreneurs sont des créateurs. Ils créent de nouveaux produits et services, de nouvelles organisations, de nouveaux concepts, de nouveaux mots. Ils transforment des idées en artefacts sociaux. Leur expertise est donc essentiellement de nature créative, et non analytique, et elle est donc difficilement formalisable.

Pour autant, l’effectuation ne signifie pas une marche au hasard. Elle offre des heuristiques tirées de cinq principes de base. L’absence de méthode et de modèle analytique clairement structurés, qui sont l’attrait de la stratégie et du marketing, désoriente souvent les étudiants, surtout les ingénieurs. L’un d’entre-eux protestait ainsi à l’issue d’un de mes cours, se plaignant du fait qu’il ne pouvait décemment pas retourner dans son entreprise sans méthode, que ce serait mauvais pour sa carrière. Au prix du Master, l’enjeu était de taille.

Comment faire alors? J’ai d’abord essayé l’approche à la française: introduction aux principes, puis aux bases théoriques de l’Effectuation (qui sont très solides), puis application pratique. Ca n’a pas bien marché: il a fallu passer pas mal de temps sur les principes, et y revenir plusieurs fois avant que le message ne passe. Je procède désormais à l’inverse: je commence par un exercice dans lequel les participants sont directement confrontés à une situation entrepreneuriale dans laquelle ils doivent répondre à la question « Que faites-vous maintenant avec les moyens dont vous disposez maintenant? » Mis en situation, ils arrivent grosso-modo à découvrir certains des principes par eux-mêmes: inventaire de leurs ressources, participation des parties prenantes à la construction du projet, dimension personnelle de l’approche, etc. Ils reproduisent en cela la démarche des entrepreneurs. Il est plus facile ensuite de théoriser ces principes, puis de présenter quelques exemples d’entreprises qui ont été créés avec ces mêmes principes, certaines très connues, d’autres moins.

La question qui se pose ensuite est celle de savoir quand l’Effectuation doit être introduite, et cela dépend du public. Un public sans expérience professionnelle aura plus de mal à admettre les limites de la pensée causale que pour la plupart ils n’ont pas eu l’occasion de mettre en pratique professionnellement. S’ils viennent de découvrir la stratégie, et ses outils si séduisants, et le marketing, si logique et si structuré, c’est encore plus difficile. On préférera dans ce cas intervenir plutôt vers la fin du programme. Face à un public plus expérimenté (MBA, Executive, etc.) il est plus facile de le faire d’entrée de jeu car les limites des outils classiques seront plus connues, mais pas toujours admises. Il y a donc souvent des difficultés face à des cadres issus de grandes entreprises rompus aux outils basés sur la rationalité causale (démarche stratégique, 5 forces, SWOT, segmentation à la Kotler, etc.) Il est très difficile par exemple de faire admettre que l’importance de prédire le marché futur, base de la stratégie et du marketing, est très dangereuse, car nous ne savons pas prédire. Comment faire admettre l’impossibilité de prédire? Comme me le disait récemment un participant: « J’admets que nous ne pouvons pas prédire et que si nous essayons, c’est très dangereux, mais jamais mon chef n’acceptera cela. » On voit la force institutionnelle de l’utilisation d’approches pourtant néfastes.

Je procède alors plutôt par un énoncé des mythes de l’entrepreneuriat et leur remise en cause, et j’énonce ensuite les principes de l’Effectuation en m’appuyant sur des résultats empiriques: « Quand on observe ce que font réellement les entrepreneurs, on s’aperçoit qu’ils font ceci, et pas cela. » (voir ma note sur les quatre mythes de l’entrepreneuriat) Mais dans tous les cas, je commence par un exercice de mise en situation où, là encore, les participants découvrent certains des principes par eux-mêmes. Sinon c’est perdu d’avance, on ne lutte pas contre trente ans d’endoctrinement par Michael Porter et Philip Kotler aussi facilement que ça!

Dernier point, celui qui concerne les institutions où les évaluations des étudiants ou participants sont très importantes. Comme l’effectuation va à l’encontre des schémas  auxquels les participants sont habitués, leurs évaluations peuvent s’en ressentir. Certains sont heureux d’avoir découvert une autre logique de raisonnement, d’autres restent sceptiques et estiment que tout cela est trop long. Il faut donc s’attendre à un écart-type important dans les évaluations, et donc compter sur l’ouverture d’esprit du responsable du programme dans lequel on intervient.

2 réflexions au sujet de « Enseigner l’effectuation: quelques principes et un retour d’expérience »

  1. Bonjour, je suis consultant et je travaille en formation avec Dominique Vian à Skema. J’ai eu l’opportunité de former plusieurs fois des participants à l’Effectuation: étudiants de master (exécutive), accompagnateurs déjà dégrossis, ou bien cadres. Je partage à 100% toutes vos remarques.
    Nous avons essayé dans un premier temps de faire travailler nos participants sur un cas école, en leur demandant d’ordonner les variables sur lesquelles ils travailleraient: régulièrement, ils repartaient toujours du marché. Nous introduisions alors la logique Effectuale qui passait plutôt bien, mais la remarque nous a été faite qu’on cherchait à les mettre en échec pour prouver notre théorie. Récemment, nous avons donc modifié légèrement l’approche en les faisant travailler sur un cas très simple et très intuitif qui leur permet de trouver seuls l’ordre logique de l’effectuation. Et là, ils sont tout de suite plus réceptifs à la notion de logique effectuale d’une part et aux principes de base de l’entrepreunariat effectual d’autre part.
    A titre personnel, j’aime bien utiliser aussi le cas U-Haul que cite Sarasvathy dans son livre et auquel ils ont été très réceptifs.
    Dans l’ensemble, je dirais que j’ai trouvé les participants plutôt réceptifs, voire très réceptifs à l’Effectuation. Mais chassez le naturel, il revient au galop: certains d’entre eux reviennent instinctivement à l’approche causale.
    Bravo pour votre blog!

    1. Bonjour Michel
      Merci beaucoup pour votre commentaire! Je partage tout à fait votre approche: je démarre désormais par un cas concret qui permet aux étudiants de trouver eux-mêmes les principes. Ensuite je débriefe. A suivre!

Laisser un commentaire