Pourquoi le modèle des cinq forces de Porter est nocif

La chose la plus difficile lorsqu’on est amené à donner un cours d’introduction à la stratégie est d’enseigner des modèles dont on sait qu’ils sont au mieux inutiles, au pire nocifs, mais qu’on doit les enseigner quand-même parce qu’ils font partie des figures imposées des études de management. C’est en particulier le cas du fameux modèle des cinq forces de Porter. Difficile de faire un modèle plus universellement connu et enseigné que celui-ci. Et pourtant, ses limites sont évidentes.

Prenons un exemple. Mettons-nous à la place de Michael Dell en 1984. Il a commencé à fabriquer des PC dans sa chambre d’université et se demande s’il devrait continuer ou passer à autre chose. En bon étudiant de la stratégie, il réalise une analyse de l’industrie du PC. Voici ce qu’il observe:

  1. Pouvoir des fournisseurs: très important. Pour fabriquer ses PC, Michael est obligé d’acheter ses processeurs chez Intel et son système d’exploitation chez Microsoft. Les deux dictent leurs conditions, a fortiori pour un débutant microscopique.
  2. Pouvoir des clients: très important. Rien n’est plus facile pour un client de changer de marque de PC. A cette époque, le PC est en voie de banalisation, tous se ressemblent et le prix devient de plus en plus la variable déterminante de choix.
  3. Rivalité dans l’industrie: très forte. Les marges s’affaiblissent, la différenciation est difficile et chaque fabricant essaie de conserver un volume de production lui permettant de gagner de l’argent.
  4. Nouveaux entrants: très important. Il est très facile d’entrer sur le marché, d’ailleurs Dell a effectivement commencé dans sa chambre, mais en général les nouveaux entrants sont des entreprises – asiatiques notamment – déjà existantes et très affûtées.
  5. Substituts: inexistants. De ce côté-là au moins, il n’y a pas de menace.

Au final, Dell doit conclure que l’industrie est totalement inattractive. En fait, il est difficile d’en imaginer une pire que celle-ci. La suite, chacun la connaît. Michael Dell a eu la chance de ne pas avoir lu Porter à l’époque (ou de l’avoir ignoré): ne sachant pas que ce qu’il voulait faire était théoriquement impossible, il l’a fait, et est devenu le leader mondial des PC.

Cinq forces de l’impuissance? (Source: Wikipedia)

Il y a de nombreuses raisons qui font que le modèle de Porter est inutile. Parmi elles, le fait de raisonner en termes de rapport de force, qui n’est pas pertinent ou en tout cas qui est trop limitant, voire simplificateur. La dynamique d’un marché est beaucoup plus complexe que ne le laisse supposer sa caractérisation en cinq forces. Alors qu’un consultant lui énumérait les cinq forces sur son marché, un banquier asiatique lui rétorqua: « Il n’y a que trois forces qui affectent mon entreprise, et deux d’entre-elles sont assises à la banque centrale! » La réussite de Dell montre qu’il existe beaucoup d’autres facteurs. Notons aussi l’hypothèse du modèle selon laquelle l’entreprise n’est pas censée modifier l’environnement, alors que la réussite d’un nouvel entrant sur un marché tient précisément à sa capacité à rebattre les cartes, voir à changer les règles du jeu (voir mon billet précédent sur les trois niveaux de la stratégie).

Ne rêvons pas. Le modèle de Porter sera enseigné dans les écoles de commerce pour longtemps encore. La force institutionnelle engendre en effet une inertie impressionnante des orthodoxies d’une industrie. Imaginez une école qui cesse de l’enseigner. Impossible pour ses élèves de décrocher un job de consultant. Angoisse par ailleurs chez les étudiants, si demandeurs de modèles analytiques, car ceux-ci, en nous guidant de manière sûre et systématique, nous rassurent. Ils donnent à notre ignorance l’apparence de la méthode et cela suffit souvent.

Sur la stratégie, voir deux articles plus récents: Le Management Stratégique est mort mais ce n’est pas grave et Renforcer l’enseignement de l’analyse stratégique, oui mais sur quelles bases?. Voir également Stratégie océan bleu: les limites théoriques et pratiques d’un concept pourtant séduisant.

4 réflexions au sujet de « Pourquoi le modèle des cinq forces de Porter est nocif »

  1. Bonjour,

    Même si j’abonde dans le sens de votre article (model incomplet), l’analyse avec le cas DELL n’est pas tout à fait correcte. En effet, DELL avait très certainement compris que la variable d’ajustement était le prix, il a alors supprime les intermédiaires, faisant par la même basculer le cout de transfert à son avantage. De plus il a ajouté un avantage concurrentiel qui a fidélisé les clients: il a permis la customisation du PC (PC fabriqué à la demande).

    Mon expérience avec le model de Porter est que deux personnes différentes peuvent faire 2 analyses différentes en fonction de degré de profondeur de leur analyse et de leur compréhension du marché.

    La plus grande faiblesse du model est celle de penser de façon statique. Le fait d’entrer ou d’innover dans un marché change inévitablement la donne. L’analyse que nous avions fait avant le lancement du nouveau produit/service n’est plus valable dès que nous l’avons lancer. Il faudrait faire un model PORTER itératif, qui analyse la façon selon laquelle le marché va changer, et surtout sa vitesse d’adaptation. La vitesse d’adaptation des forces en présence déterminera le temps d’avance dont l’entreprise dispose pour devenir leader.

    Cordialement.
    Arnauld Filancia

  2. Bonjour M.Silberzahn,

    Excellent cet article et sa conclusion, voilà qui apporte de l’eau à mon moulin concernant le caractère « imparfait » de certaines théories et leur érection en tant que modèles parfaits dans notre enseignement que l’on se doit d’utiliser à toutes les sauces.

    Mais dites-moi, les théories d’aujourd’hui sont-elles toutes vouées à être critiquées demain et prouver une certaine insuffisance ?

    Merci.
    Cordialement,

    Abdelrahman

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