L’échec de Nokia: une paralysie face à la rupture

Je ne devrais jamais faire de prédictions, c’est un jeu dangereux auquel quelqu’un de raisonnable ne se livre jamais. Ou alors, il ne faudrait le faire qu’en se couvrant au maximum pour que quelque soit le résultat, on puisse prétendre l’avoir annoncé. Mais bon, je me lance quand même: il y a de bonne raisons de penser que Nokia a perdu la partie. Je ne suis bien sûr pas le seul à penser que Nokia a des difficultés et de nombreux analystes se font l’écho des difficultés rencontrées par Nokia. Sa bureaucratie est ainsi légendaire. Même les chiffres, qui ont souvent beaucoup de retard avant de refléter un problème intrinsèque, commencent à être inquiétants. Baisse de marge, perte de part de marché, absence quasi totale du marché des smartphones. Qu’est-ce qui explique l’échec de Nokia?

Deux phénomènes se sont combinés pour mettre Nokia en grand danger. Le premier est l’introduction de l’iPhone d’Apple en juin 2007. Apple a réinventé la téléphonie mobile et redéfini les règles du jeu. D’un coup, les autres téléphones sont devenus ringards. Nokia a mis trois ans pour sortir un concurrent de l’iPhone, mais son produit reste très inférieur, notamment sur le plan logiciel. Le second phénomène est l’introduction par Google de sa plate forme logicielle mobile Android. Comme je l’ai indiqué à l’époque dans un entretien, Android devient progressivement le MS-DOS de la téléphonie mobile. La plupart des fabricants l’ont désormais adopté, d’autant qu’il est techniquement moderne, élégant et gratuit. Seuls restent Apple et RIM, en bonne santé, et Symbian de Nokia, en déclin. Android menace Nokia car il permet à des fabricants plus petits de disposer d’une plate forme logicielle moderne et donc d’introduire des téléphones proches de l’iPhone sans pour autant disposer de gros moyens. Alors que Nokia a longtemps été l’un des seuls fabricants à disposer d’une plate forme logicielle suffisamment complète pour proposer des smartphones, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Non seulement cela, mais sa plate forme (Symbian) est obsolète.

Nokia a en effet longtemps tout misé sur son système d’exploitation Symbian, lointain descendant de Psion, un pionnier en matière d’ordinateur de poche dans les années 90. D’abord en tentant d’en faire un standard en faisant participer d’autres fabricants à son lancement, puis en le mettant en open source, mais sans succès: les fabricants ont quitté le navire les uns après les autres. Cela tient au fait que Nokia, de toute façon, tirait toutes les ficelles, mais également au fait que les faiblesses intrinsèques de Symbian – lourdeur, complexité, vétusté, interface utilisateur ringarde – sont apparues de plus en plus insurmontables. Le rachat en fanfare de la plate forme Qtopia en 2008, censé remédier à certaines de ces faiblesses, est resté sans effet tant cette dernière, au fond, souffrait des mêmes maux, en étant, comble d’ironie, particulièrement mal adaptée aux plates formes mobiles. A une erreur stratégique s’ajoutait donc une mauvaise appréciation technique, et aucun des problèmes de Nokia n’était réglé.

Sans doute conscient de la nature de son problème, Nokia a débarqué son dirigeant en septembre dernier et l’a remplacé par Stephen Elop, un ancien de Microsoft, non finlandais qui plus est. Les observateurs ont noté qu’enfin, avec un dirigeant ayant une culture du logiciel à sa tête, Nokia était dans la bonne direction. Malheureusement ce n’est pas aussi simple. D’une part parce que Microsoft n’a jamais réussi dans la téléphonie mobile – et de tout façon bizarrement le nouveau dirigeant n’a aucune expérience de l’industrie mobile, ce n’était donc pas forcément là qu’il fallait aller pêcher. D’autre part parce qu’une telle stratégie a également été tentée par un fabricant en difficulté, Motorola, sans grande réussite. Confronté à de graves difficultés, Motorola avait en effet nommé Ed Zander, un ancien de Sun Microsystems, à sa tête en 2003. Motorola espérait que son expertise du logiciel ferait son effet, mais après un début prometteur grâce au lancement du fameux RAZR, l’expérience fit long feu et Zander fut débarqué en 2007. Sans doute parce que le RAZR était une innovation un peu involontaire (voir ma note sur le sujet) A cette date, Motorola avait quasiment disparu du marché.

L’exemple de Motorola est  intéressant à un autre titre. En effet, la firme américain s’est décidée il y a deux ans admettre son échec dans le domaine du logiciel et à abandonner toutes ses plates formes, propres et tierces, pour se concentrer sur Android. Il s’agit là d’une décision courageuse, d’un pari audacieux, mais qui s’explique sans doute par le fait que Motorola était en phase terminale d’un long déclin commencé environ dix ans plus tôt. C’était quitte ou double. Depuis, l’entreprise a remonté la pente et introduit des modèles qui ont reçu les acclamations des spécialistes. De là à parler de renaissance, il y a sans doute un pas tant les parts de marché abandonnés seront difficiles à reconquérir, mais au moins Motorola est redevenu un acteur.

Le parallèle avec Nokia est saisissant. Comme Motorola en 2003, Nokia est en perte de vitesse mais les chiffres commencent seulement à le montrer. Comme Motorola, le déclin provient d’une incapacité à gérer une rupture profonde de son environnement. Pour Motorola, c’était le passage de la téléphonie mobile de l’analogique au numérique. Pour Nokia, c’est le passage du téléphone comme bijou électronique au téléphone comme objet nomade ultra-portable. Et comme Motorola, Nokia a du mal à gérer la transition culturelle d’une firme électronique à une firme logicielle, malgré toutes les déclarations affirmant le contraire. Tout le monde n’est pas d’accord sur le fait que Nokia devrait basculer sur le système Android. En effet, certains estiment que si tout le monde utilise Android, il ne sera plus possible de se différencier. L’argument est intéressant, mais on peut y répondre qu’il vaut mieux avoir des difficultés à se différencier dans un segment qu’en être exclu tout à fait. Or aujourd’hui on voit mal comment Nokia pourrait revenir dans le segment des smartphones tant Symbian est obsolète. En outre, et contrairement à d’autres fabricants, Nokia dispose d’un vrai savoir faire dans l’électronique et le design. Munie d’une plate forme logicielle moderne, l’entreprise finlandaise reviendrait rapidement dans la course.

Bien sûr, Nokia ne disparaîtra pas immédiatement. L’entreprise vend encore des millions de téléphones et reste très dynamique dans le bas et milieu de gamme. L’un de ses téléphones, simple et rustique, est surnommé l’AK47 (Kalachnikov) de la téléphonie mobile. Comme le disait Céline: « La plupart des hommes meurent au dernier moment. D’autre commencent et s’y prennent vingt ans d’avance et parfois d’avantage. Ce sont les malheureux de la terre. » Dans un billet précédent sur le déclin organisationnel, j’avais montré qu’entre la cause du déclin, et le déclenchement des signes de celui-ci, il peut parfois s’écouler de longues années pendant lesquelles l’entreprise semble au sommet de sa forme. C’est généralement la période durant laquelle le PDG fait la couverture des magazines, écrit ses mémoires et intervient à Davos.

Une telle perspective est fort triste, car la disparition de Nokia bouclera le cycle de la téléphonie mobile européenne après les disparitions de Philips, Sagem, Siemens et Alcatel.  Bien sûr, rien n’est jamais perdu. En 1996, Apple était également au bout du rouleau, incapable même de se vendre au plus offrant avant de connaître la renaissance que l’on sait; mais pour l’instant, pour ce qui concerne Nokia, on ne distingue guère de signe d’espoir à l’horizon.

Article publié en 2011.

Note de mise à jour: Nokia a finalement réagi en misant son avenir sur la plate forme Windows Phone, de Microsoft. Un pari risqué, mais au moins Nokia a réagi. Voir mon article ici.