Lancer un produit disruptif nécessite un modèle d’affaire totalement nouveau. C’est un véritable défi. Le cas d’Unilever au Brésil est un bon exemple de réussite.
Les entreprises existantes éprouvent souvent des difficultés à viser des marchés entièrement nouveaux, un problème qui a été caractérisé comme le “dilemme de l’innovateur” par Clayton Christensen, spécialiste de l’innovation. Pour comprendre pourquoi, Christensen utilise un une théorie qu’il intitule RPV pour Resources, Processes, Values (Ressources, Processus et Valeurs). La théorie RPV indique que ses ressources, processus et valeurs définissent collectivement les forces et les faiblesses d’une entreprise, ainsi que ses “angles morts”. Les ressources sont les choses et les actifs qu’elle peut acheter, vendre, créer ou détruire. Les processus sont les modalités établies de travail par lesquelles elle transforme des actifs d’entrée en actifs de sortie, service, produits ou actifs de plus grande valeur. Les valeurs déterminent les critères selon lesquels elle détermine ses choix de fonctionnement, et notamment l’allocation de ses ressources (priorités identifiées).
La théorie RPV estime que les entreprises saisissent une opportunité avec succès lors qu’elles ont les ressources pour réussir, lorsque leurs processus facilitent ce qui a besoin d’être accompli et que leurs valeurs leur permettent de donner la priorité à cette opportunité par rapport aux autres demandes qui sont en concurrence pour les ressources disponibles.
Les entreprises existantes sont particulièrement aptes à l’innovation continue, définie comme l’amélioration incrémentale de leur offre existante, parce que leurs valeurs les favorisent et parce que leurs processus et leurs ressources sont précisément conçues et optimisées pour exploiter ce type d’innovation. En revanche, elles ont tendance à échouer dans l’innovation de rupture, définie comme une opportunité nécessitant un modèle d’affaires différent, parce que leurs valeurs ne leur permettent pas de sélectionner une telle opportunité en priorité et que leurs processus ne leur permettent pas de faire ce qui est nécessaire pour la réussir. Elles éprouvent une grande difficulté à créer de nouveaux modèles d’affaire car ceux-ci sont incohérents avec leur RPV actuels. Au contraire, elles tentent souvent d’adresser une opportunité en rupture avec leur RPV existant (et donc à l’étouffer).
Le cas d’Unilever au Brésil
Le cas d’Unilever au Brésil en 1996 illustre bien cette question. Unilever était à l’époque un leader solide du marché des poudres détergentes avec une part de marché de 81% grâce à trois marques haut de gamme. L’entrée récente de son concurrent Procter & Gamble bouscule cette position et l’encourage à étudier de nouvelles sources de croissance. L’une d’entre-elles est le segment des consommateurs à faible revenu (LIC, low income consumers) dans la région du Nord-Est. Unilever pouvait-elle viser ce segment? Pour le savoir, on peut construire le tableau RPV simplifié:
Ressources:
– Experts marketing de formation haut niveau
– Produits haut de gamme, focalisés sur la qualité et la performance
– Haute technologie
– Marque premium
– Distribution par les supermarchés
Processus:
– Développement produit sophistiqué, meilleurs ingrédients
– Etudes de marché sophistiquées
– Allocation de ressources basées sur les marges produit
– Systèmes d’incitation sur la marge et le chiffre d’affaire
Valeurs:
– Structure de coût élevée (budgets marketing, employés très qualifiés)
– Culture de performance financière
– Donner aux clients les meilleurs produits
– Orientation concurrentielle mondiale
Le modèle montre qu’il serait difficile pour Unilever de cible le segment à faible revenu:
– En termes de ressources: ce segment nécessite des produits spécifiques pour le segment visé, pas simplement une réduction de prix, et une distribution adaptée car les LIC ne fréquent pas les supermarchés;
– En termes de processus: le segment visé est entièrement nouveau pour Unilever, il représente donc un haut niveau d’incertitude quant aux paramètres du projet: produit, prix, promotion, distribution, marque, etc. alors que l’entreprise est plus habituée aux changements incrémentaux sur des marchés connus. Il est nécessaire de créer de nouveaux produits, plus simples. La faible marge du segment visé est aussi en contradiction avec la culture de forte marge et l’allocation de ressource basée sur les marges; le segment risque d’être défavorisé dans l’allocation de ressources.
– En termes de valeurs: Unilever offre habituellement des produits de haut niveau en termes de performance, vendus à prix élevé. Viser les LIC est une direction totalement nouvelle pour l’entreprise, car ces derniers ont besoin d’une bonne performance sur certains critères (par exemple le blanc doit être parfait), mais à prix bas. Il faut donc qu’Unilever accepte de réduire sa qualité sur certains points, ce qui est loin d’être évident et suscite de fortes réticences internes. Les concurrents sur ce marché ne seraient pas les habituels comme Procter & Gamble, bien connus, mais plutôt des acteurs locaux moins connus. Obtenir des ressources du siège pour lutter contre eux pourrait s’avérer difficile dans la priorité de l’entreprise est bien P&G.
Une structure RPV entièrement repensée
Au final, pratiquement tous les paramètres RPV nécessaires pour viser le marché LIC sont en conflit avec ceux d’Unilever en 1996. En clair, Unilever n’est absolument pas en mesure de viser ce marché en l’état. L’abandon du projet est alors la décision la plus évidente. Pourtant, ce n’est pas ce que choisit l’équipe locale, persuadée à la fois du potentiel de ce marché et de la capacité, malgré tout, d’Unilever à y réussir.
Pour cela, l’équipe crée ex-nihilo un nouveau produit (ALA) et une nouvelle organisation, rattachée à Unilever, mais autonome, avec son propre RPV. L’intégralité de la chaîne de valeur est revue pour correspondre aux besoins du marché visé. Par exemple, pour abaisser les coûts de fabrication, l’usine spécialement conçue utilise une méthode de séchage en plein air, profitant ainsi du climat particulier de la région. Le produit est vendu en petits paquets à usage unique, sous emballage plastique car la lessive est faite au bord de la rivière et on doit pouvoir poser le sachet par terre sans qu’il se mouille.
On pourrait ainsi donner de multiples exemples indiquant comment l’ensemble du concept produit a été repensé en fonction du segment visé. Un bel exemple de marketing, mais, au-delà, une leçon en matière d’innovation de rupture illustrant les risques qu’il peut y avoir à attaquer un marché sans en maîtriser toutes les dimensions, et surtout à calquer son modèle d’affaire sur une opportunité qui en nécessite un nouveau. En résumé, la condition de réussite est d’adapter une structure RPV au produit innovant, plutôt que faire rentrer ce dernier dans la structure RPV existante.
Pour en savoir plus sur le conflit de modèle d’affaire, voir mon billet plus récent: L’opposition incrémental-radical n’est pas pertinente.
Note: Le modèle RPV est décrit dans l’ouvrage de Christensen et Raynor, “The Innovator’s solution“. Les informations sur Unilever sont tirées du cas INSEAD n°04/2008-5188 “Unilever in Brazil (1997-2007)” écrit par Pedro Pacheco Guimaraes et Pierre Chandon.
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