Une vision trop technologique de l’innovation: le syndrôme des Jetsons

Lorsque nous parlons d’innovation, nous pensons très souvent à l’innovation technologique. Posez la question de définir l’innovation dans un séminaire, et on vous répondra « introduction de nouveaux produits ». Insistez un peu et on concédera « Nouveaux processus ». Or l’innovation, c’est bien plus que l’introduction de nouveaux produits ou la conception de nouveaux processus. Beaucoup d’innovations concernent les services et plus généralement la façon de procéder. Beaucoup d’innovations sont de nature sociale au sens où elles modifient le comportement individuel et de groupe, les valeurs et les normes. Or ces changements sont extrêmement difficiles à anticiper. Ce qui est encore plus dur, c’est de lier le changement technologique et le changement social, en particulier l’impact du premier sur le second.

La difficulté d’anticiper les effets des changements technologiques, et plus généralement d’imaginer l’avenir au-delà des seules innovations techniques, est illustrée par un dessin animé américain culte des années 60, les Jetson’s. La série se déroule dans un avenir lointain dans lequel la technologie règne. Les Jetson sont une famille américaine typique, qui va au travail en fusée, dispose d’une bonne robot, a des écrans de télévision partout et vit dans un univers où les immeubles et les écoles flottent dans l’air. Deux choses frappent. La première c’est que beaucoup de technologies qui nous sont familières aujourd’hui n’ont pas été imaginées par les auteurs de la série. Pas d’ordinateur sur le bureau, pas de téléphone portable, notamment. Même sous l’angle purement technologique, l’avenir est difficile à anticiper. La seconde, c’est que autant la série est imaginative sur le plan technique, autant elle est rétrograde sur le plan social: la famille Jetson est une famille de classe moyenne américaine caricaturale des années 50: monsieur travaille dans un bureau avec un chef irascible, madame ne travaille pas, elle passe sa journée à faire du shopping avec l’argent que lui donne son mari, ils ont deux enfants, la fille est frivole et se pomponne en face de son écran, et le garçon est passionné par la technique. Le soir ils regardent la télévision en famille avec leur chien.

Les Jetson illustrent là bien une difficulté, que l’on peut résumer comme le syndrome des 5ans/50ans: on a tendance à sur-évaluer l’impact du changement technologique à court terme (imaginer dans les années 50 que tout le monde irait en fusée au travail en l’an 2000), mais à sous-évaluer cet impact à long terme, notamment sur le plan démographique et social. La famille américaine d’aujourd’hui – si tant est qu’il en existe un seul modèle – n’a plus rien à voir avec celle des années 50. Plus généralement, l’évolution technique continue, difficile à anticiper, s’accompagne de changements sociaux encore plus difficiles à anticiper. Je me souviens ainsi d’une anecdote à partir du livre Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley, lui aussi un essai d’anticipation écrit dans les années 30. Le roman décrit une sorte de dictature douce dans laquelle les individus sont maintenus en état de bonheur permanent grâce à une drogue dont la prise est imposée. Là aussi, on se déplace en hélicoptère quotidiennement. J’en discutais avec une dame qui l’avait lu quand elle était adolescente dans les années 50, et elle me disait: « Tout ce que Huxley imaginait me paraissait plausible, mais un monde où les filles s’habilleraient en pantalon, ça c’était impossible à admettre. » Le pantalon pour les filles, ce n’est pas techno, mais, d’une certaine manière, c’est révolutionnaire.

Faites l’exercice vous-même: prenez une technologie et essayez d’imaginer son impact sur la société. Notez tout. Ensuite, partez du principe que tout ce que vous avez noté est soit faux, soit très sous-estimé. Multipliez certains de vos scénarios par dix. Remuez, goûtez.

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