Un thème récurrent de l’entrepreneuriat est celui de l’équilibre difficile entre créativité et discipline. Très souvent et par définition, les startups font preuve de créativité mais éprouvent des difficultés à traduire cette créativité en création de valeur, et ont du mal à se structurer lors qu’elles grandissent. Un manque de discipline compromet alors leur croissance à long terme. Les entreprises établies, au contraire, ont des systèmes de gestion relativement bien établis et clairement définis. Elles disposent d’une bonne capacité de management opérationnel et à l’amélioration continue de leurs lignes de produits, mais elles éprouvent des difficultés à maintenir, voire à renouveler, leur capacité créative, pourtant seule source de croissance à long terme.
Pourquoi cela? Presque par définition, la discipline managériale nécessite une prédictibilité. Comme le souligne l’économiste William Baumol: “La pression concurrentielle du marché force les firmes à systématiser le processus d’innovation et à chercher à en supprimer autant que possible le hasard.” Lorsqu’une entreprise est bien gérée, ses ressources sont allouées sur la base de plans d’affaire proposés par les différentes unités ou départements. Les décisions budgétaires sont prises en mesurant des critères tels que la taille du marché, la valeur actuelle nette, les flux attendus de trésorerie et le retour sur investissement. Sur ces critères, cependant, l’innovation de rupture est toujours défavorisée. En effet, elle se caractérise toujours par un risque technique et commercial supérieur, des perspectives incertaines, une taille de marché initiale faible, un retour éloigné et, surtout très souvent, un conflit avec le modèle économique de l’entreprise. Mécaniquement, l’entreprise favorise donc les projets correspondants à une innovation continue consistant à améliorer les offres existantes. Un deuxième facteur poussant à cette tendance est le besoin des entreprises de satisfaire en priorité leurs clients existants (selon la théorie dite de la dépendance des ressources). Or ceux-ci demandent essentiellement “mieux et moins cher”, c’est à dire là encore une innovation continue. A long terme, perd sa capacité à innover de manière radicale, c’est à dire que la capacité créative cède la place à la discipline de gestion.
Les conséquences peuvent être significatives: L’historien Arnold Toynbee attribue le déclin des civilisations à la perte de créativité de leur élite. Celle-ci passe d’une logique d’adhésion à une logique de contrôle (voir mon billet sur ce point). La prédominance de la discipline de gestion mine la capacité créative et peut être une des causes du déclin de l’entreprise, qui ne sait pas se renouveler en profondeur. Une telle asphyxie de la capacité créative au nom d’une bonne gestion peut se produire même aux meilleures entreprises. C’est le cas de 3M, fabricant très connu de produits industriels comme le ruban adhésif Scotch ou les Post-it. 3M a depuis longtemps été célébré comme un innovateur hors-pair. L’entreprise demande à ses équipes que 30% de leur portefeuille soit composé de produits ayant moins de 5 ans, leur imposant ainsi une pression énorme d’innover. Pour y arriver, et pour maintenir la créativité, 3M a également inventé la désormais fameuse règle des 15% qui permet aux employés de consacrer jusqu’à 15% de leur temps de travail à des projets personnels sans qu’ils aient à se justifier.
Admettant que l’innovation est un processus désordonné, 3M a ainsi toujours eu une approche peu structurée. William Coyne, l’un de ses responsables, observait ainsi: “L’innovation à 3M est tout sauf structurée. Elle a un sens, dans la mesure où nos efforts sont dirigés vers des buts clairs, mais l’organisation et le processus, et parfois même les gens, sont chaotiques. Nous gérons dans le chaos, et c’est comme cela qu’il faut procéder si vous voulez de l’innovation.” On notera ici le contraste très fort avec William Baumol cité plus haut qui estime, au contraire, que l’innovation peut être transformée en routine.
L’approche de l’innovation à 3M a changé lorsque James McNerney, un ancien dirigeant de GE, fut choisi comme PDG en 2000, à une époque où la performance financière de 3M donnait des signes de faiblesse, en particulier si on la comparait aux autres entreprises de la “nouvelle économie” (on était alors en pleine bulle Internet). En bon disciple de la culture GE, une entreprise avant tout connue pour sa discipline, McNerney chercha à améliorer l’efficacité opérationnelle de 3M en établissant un contrôle centralisé, en introduisant un programme de qualité “Six Sigma” et des routines standardisées pour les processus, et en insistant sur les projets d’investissement pouvant donner des résultats à court terme. Sans surprise, les résultats financiers s’améliorèrent rapidement. Mais la capacité d’innovation se détériora tout aussi rapidement, minant la position concurrentielle de 3M basée sur une innovation lui permettant d’éviter de se battre sur les prix. Les effets de l’assèchement du tuyau “nouveaux produits” se firent sentir très rapidement. Lorsque McNerney quitta la direction de l’entreprise, moins de quatre ans après son arrivée, son successeur revint rapidement à l’approche précédente. Entre temps, la bulle Internet avait explosé, et la performance “vieille économie” de 3M avait soudainement retrouvé tous ses charmes.
Mise à jour en janvier 2013. Voir mon billet sur Arnold Toynbee “La perte de capacité créative comme cause du déclin des organisations“. Sur l’importance du modèle économique, voir également “La source du dilemme de l’innovateur“.
Une réflexion au sujet de « Le dilemme créativité – discipline en innovation: le cas de 3M »
Les commentaires sont fermés.