Revue de livre: « The lords of strategy » par Walter Kiechel

En 2008, au moment où le système financier menaçait de s’effondrer, le Boston Consulting Group (BCG) entreprenait de demander à 20 multinationales où elles en étaient en ce qui concernait leur pensée stratégique. La réponse? « Nous ne faisons pas de stratégie. » Rien ne résume mieux la question existentielle qui, trente ans après la révolution de la pensée stratégique dans le domaine des entreprises, mine encore la discipline aujourd’hui. Cette réponse lapidaire vient en quelque sorte conclure l’excellent ouvrage de Walter Kiechel, « The lords of strategy » (Les seigneurs de la stratégie), qui est à la fois une histoire et une analyse de cette révolution. Une révolution pour rien?

Aussi étonnant que cela paraisse, la stratégie était un concept inconnu dans les entreprises jusqu’aux années 60. A Harvard, le cours obligatoire de synthèse s’appelait « Business policy ». Il consistait exclusivement en une série d’études de cas menées au moyen d’une discussion socratique très encadrée par l’enseignant, qui amenaient beaucoup, au sortir du cours, à se demander ce qu’il devaient en tirer comme leçon. Il n’y avait aucun cadre théorique, la démarche était purement empirique.

De manière intéressante, la révolution de la pensée stratégique des années 60, c’est à dire la création d’un certain nombre de modèles censés guider l’action des dirigeants, n’est pas venue de la recherche universitaire. Elle est venue des praticiens, en l’occurrence des cabinets de conseils. A cette époque, ceux-ci étaient déjà très développés: McKinsey, Arthur D Little, entre autres, existaient depuis longtemps déjà. Mais le premier se concentrait sur l’organisation, et le second sur la technologie. Il revint à un nouvel entrant, comme bien souvent, de remuer l’industrie existante: Bruce Henderson, fondateur du BCG. Son expérience personnelle le convainc que les entreprises ne connaissent pas leurs coûts en détail; être capable de les calculer pour les réduire devient son obsession. Sur la base de multiples observations d’évolution des coûts au cours du temps, le BCG invente la notion de « courbe d’apprentissage. » qui dit en substance ceci: Le coût d’un travail répété (fabrication d’un produit par exemple) décroît d’un pourcentage fixe chaque fois que le volume total accumulé de production double. Par exemple, dans l’aéronautique, le taux est de 80%. Plus tard vient la fameuse matrice BCG permettant d’analyser un portefeuille d’activités. Bill Bain, second révolutionnaire, est d’abord un associé de Henderson avant de fonder son propre cabinet, Bain. Il crée Bain en raison de la frustration qu’il a de la pratique de l’époque du conseil stratégique: une intervention courte, très analytique, qui se termine par un rapport avec des recommandations. Lui estime que les consultants doivent s’engager sur des résultats, et donc être impliqué dans la mise en œuvre de leurs recommandations. Il convainc donc ses clients de signer pour un partenariat à relativement long terme, une manne financière évidemment, car durant ces mois, le client est littéralement envahi de consultants, et le compteur tourne.

Troisième révolutionnaire, Michael Porter. C’est la revanche des universitaires. Porter apporte la rigueur analytique au champ de la stratégie. De manière intéressante, Porter vient de l’économie industrielle, et non du management. Ses débuts sont chaotiques à Harvard: la majorité des professeurs vote contre son renouvellement à l’issue de sa première année, et il est exilé dans le cours destiné aux professionnels! Celui-ci connaît un tel succès que Porter reprend rapidement la main et entame un long règne sur la stratégie à Harvard d’abord, puis sur le monde ensuite. Ce que Porter offre aux managers, ce sont des outils facilement utilisables pour analyser des situations complexes: les cinq forces, la chaîne de valeur.

Malgré son développement analytique considérable, la stratégie est fortement remise en question au début des années 90. D’une part parce qu’à cette époque, l’industrie japonaise semble avoir terrassé l’occident en obéissant à une logique différente. D’autre part parce que ces outils restent totalement centrés sur l’analyse. Or analyser, ce n’est pas faire de la stratégie. La stratégie est créative, et rarement analytique. Enfin parce que nombre de ces outils sont simplistes quand ils ne sont pas trompeurs. Essayez de construire un modèle de cinq forces pour Dell en 1984, et vous conclurez que l’industrie n’est pas attractive pour Dell et que c’est l’échec assuré. Amusant quand on sait que Dell est ensuite devenu n°1 de l’industrie. Construisez une matrice de votre portefeuille d’activité, débarrassez-vous des « dogs » sans croissance et sans part de marché, à moins que vous ne vous rendiez compte que toutes les innovations commencent comme ça. Les attaques contre la stratégie pleuvent. C’est l’époque du reengineering, dont l’argument est que la véritable source d’avantage concurrentiel réside dans les capacités opérationnelles. Gary Hamel, dans « Competing for the future », critique le côté statique, voire le pessimisme, des outils de Porter, mais reste dans l’incantatoire (toujours un vrai plaisir à lire, quinze ans après). Sur la défensive, Porter se sent obligé en 1996 d’écrire un article expliquant ce qu’est réellement la stratégie, au cas où nous n’aurions pas compris. De manière méprisante, il précise « Les japonais n’ont pas de stratégie ». A l’heure de leur succès, il eut été intéressant de se demander, s’ils n’utilisaient pas les concepts de la stratégie et qu’ils connaissaient un succès considérable, si ces dit-concepts étaient si utiles que cela.

Plus généralement, la question qui se pose est celle de savoir si la stratégie est importante. La vision du manager stratège commandant une armée d’exécutants correspond-elle à la réalité? Loin de là, comme le montre l’ouvrage de John Kotter, « The general managers », qui montre, après une étude minutieuse de ce que font réellement les managers, que leur aptitude principale est la communication et la coordination, et que la pertinence de leur action vient de leur expérience accumulée au cours de nombreuses années, et non de leur puissance analytique. Au fond, un champ entier s’est construit sur une vision erronée de son domaine d’application, essentiellement par des gens qui pour la plupart n’avaient ni l’expérience des affaires à partir de laquelle théoriser, ni la formation nécessaire pour le faire. Le critère de recrutement des consultants est l’intelligence pure, pas l’expérience, ni la sagesse. Ainsi, une armée d’adolescents nourris de concepts s’abat sur l’entreprise et réduit sa problématique à une matrice 2×2, et on s’étonne des résultats, un peu comme si on donnait des Kalachnikovs à des enfants. L’une des démonstrations les plus célèbres des limites de cette pratique est l’étude de la réussite de Honda aux Etats-Unis par Richard Pascale. Le gouvernement anglais avait commandé une étude au BCG pour comprendre pourquoi l’industrie anglaise avait échoué là où les japonais avaient réussi. Conclusion du BCG: les japonais on appliqué une stratégie sans faille basée sur la réduction des coûts. Pascale, lui, va interroger les managers de Honda, ce que le BCG n’avait pas daigné faire (!) et montre que l’histoire est tout autre. En fait, la réussite de Honda tient à une capacité à rebondir après un échec initial cuisant. Il n’y avait pas de stratégie. Juste une intuition initiale, en grande partie fausse, et une adaptation pragmatique. L’opposition entre l’intelligence et la sagesse n’est pas sans rappeler celle l’analyse de David Halberstam de la gestion de la guerre du Vietnam par « Les meilleurs et les plus brillants » esprits de Harvard… encore Harvard.

Au final, « The lords of strategy » est un excellent ouvrage où l’on apprend plein de choses sur le développement de la stratégie à la fois en tant que champ de connaissance qu’en tant qu’industrie, mais aussi sur les soubassements idéologiques du management moderne et bien sûr de son enseignement. La prochaine fois qu’on vous propose un modèle, demandez-vous d’où il vient, vous ne perdrez ni votre temps ni votre argent…

Référence chez Amazon ici.

2 réflexions au sujet de « Revue de livre: « The lords of strategy » par Walter Kiechel »

  1. Bonjour,

    Faisant partie de la catégorie des « adolescents nourris de concepts », j’ai pris beaucoup de plaisir à lire votre billet. Malgré ma jeune expérience du conseil, je me permet de réagir à votre description du rôle de manager. J’occupe actuellement un poste de consultant interne au sein de la division R&D d’un groupe industriel français.

    Les personnes aux côtés de qui je travail sont effectivement très fortes dans la coordiantion et la communication. Je ne doute donc pas du rôle de l’expérience dans la pertinence de leurs actions. Mais leur intérêt pour « les matrices » traduit le besoin de performance dans la réflexion. La force de ces outils vient, selon moi, des questionnements qu’il amenent bien plus que les réponses qu’ils sont sensés apporter. La théorisation de la pratique par les matrices ajouté à un regard volontairement candide sur le métier ou l’industrie permet de décaler la vision du sujet. En apprenant à se reposer certaines questions, on arrive alors à reconsidérer son sujet et le replacer dans un contexte global qui fait (ou devrait faire) sens. C’est peut-être d’ailleurs ça l’utilité de la stratégie (?) : donner un sens global à un ensemble d’actions.

    En tout cas, cet article pose efectivement la question (peu abordée lors de mes formations) du fondement, du rôle et de l’objectif de la stratégie dans la vie de l’entreprise.

Laisser un commentaire