Voilà un livre que l’on s’apprêtait à lire avec gourmandise: Attali essayant d’imaginer l’avenir à partir de la connaissance encyclopédique qu’il a du passé et du présent. Comme il le dit lui-même, l’exercice est difficile. Nombreux s’y sont essayés, sans succès et parfois avec ridicule. L’ouvrage commence par une magistrale histoire du monde en 40 pages – on n’en attendait pas moins de l’auteur. Attali estime que l’histoire a été structurée par 8 grands pôles qui chacun ont correspondu à une grande innovation. Bruges, Venise, Anvers, Gênes, Amsterdam, Londres, Boston, New-York et aujourd’hui Los Angeles. Selon lui, de siècle en siècle, l’humanité impose la primauté de la liberté individuelle sur toute autre valeur. Autrement dit, l’histoire humaine est celle de l’émergence de la personne comme sujet de droit, autorisée à penser et à maîtriser son destin, libre de toute contrainte. L’histoire tend vers l’émergence ce qu’il appelle une démocratie de marché, modèle universel. Sur la base de cette analyse, Attali se lance dans une prédiction de l’avenir.
Et très vite, l’intérêt initial alimenté par la culture et la largeur de vue de l’auteur fait place à la déception. En synthèse, sur la base de l’effondrement des structures nationales et étatiques minées par la démocratie de marché triomphante, Attali prévoit l’émergence d’un hyper-empire qui pourra donner lieur soit à une guerre, soit à une hyperdémocratie. S’ensuivent près de 200 pages de prédictions assez précises, prudemment agrémentées toutefois de “ou peut-être l’inverse”. Les prédictions, en elles-mêmes, ne sont pas particulièrement intéressantes. Elles permettent cependant un bon balayage de tous les thèmes d’actualité: nomadisme, émergence d’une classe a-nationale, privatisation croissante des services, affaiblissement de l’empire américain (classique chez les auteurs français), difficulté de l’Europe à émerger, crises écologiques à venir, etc. Attali n’a rien oublié.
La déception vient de trois raisons. Premièrement, et dans la grande tradition Attali, la culture et la vision trahissent (nécessairement dira-t-on) un manque de profondeur; les prévisions sont fréquemment égrenées sur la base d’approximations. Une par exemple: l’auteur situe bizarrement le huitième coeur à Los Angeles, source de la révolution électronique. Or c’est plutôt à San Francisco qu’il se situe. En outre, Attali écrit: “Certaines entreprises de logiciels deviennent parmi les premières du monde: Microsoft, AOL, Oracle, Google, toutes californiennes” (p.141). Oui, sauf que Microsoft a été créée à Albuquerque, Nouveau Mexique en 1975 avant de déménager à Redmond, dans l’état de Washington. Quant à AOL, difficile de faire moins californienne: elle a été créée en… Virginie, à l’autre bout des États-Unis. Quand on connaît la dureté de sa réaction face à un journaliste qui l’avait interrogé sur un paragraphe de son livre en faisant un contresens, on aimerait qu’il applique son exigence de précision à son propre travail.
Deuxièmement, Attali emploie pour imaginer son avenir une bonne vieille méthode: l’extrapolation. Il prend une tendance, la pousse jusqu’à son terme et hop, voilà l’avenir. Le problème, comme l’ont noté nombre d’auteurs, est que l’extrapolation fonctionne bien pour prévoir l’avenir à condition qu’il n’y ait pas de bouleversement. En clair, rien dans le travail d’Attali ne permet d’anticiper des ruptures.
Troisièmement, cette extrapolation repose sur une hypothèse, celle de l’existence de lois de l’histoire immuables, qui permettent donc de prévoir l’avenir. C’est sans doute ici que l’auteur perd son lecteur. Sans ouvrir le vieux débat sur le sens de l’histoire, il semble difficile de défendre l’existence de lois de l’histoire. Attali trahit en cela un fond marxiste inavoué – bien qu’il ait prétendu dans son livre précédent qu’il n’avait jamais été marxiste. Cela explique qu’il emploie un vocabulaire crypto-marxiste en parlant beaucoup des “forces de l’histoire” et peu des individus, au final. Il en ressort une vision déterministe de l’évolution du monde sur laquelle l’homme n’a pas vraiment de pouvoir: seules les forces agissent. La lecture du livre, vers la fin, devient une litanie de prédictions basées sur l’application de ce modèle exactement comme Marx avait décrit la fin du système capitaliste, avec la même logique historiciste. Au final, un livre inutile et incertain, dont la faiblesse du propos n’est malheureusement pas compensée, comme on aurait au moins pu l’espérer d’un tel auteur, par une profusion d’idées et de concepts.