Délocalisation: derrière l’aspect inéluctable, souvent de mauvais calculs

Je l’avoue, l’obsession actuelle pour la délocalisation commence à me fatiguer. C’est sûrement une mode, comme il y en a eu avant avec le re-engineering, la qualité totale, la création de valeur et la participation. Je ne peux pratiquement plus rencontrer quelqu’un et parler de mon entreprise (Digital Airways, logiciels pour téléphones mobiles) sans que mon interlocuteur me demande si j’ai songé à envoyer mon développement informatique en Inde. Voilà, c’est comme un réflexe, un automatisme qui a quitté le domaine de la pensée pour arriver au domaine nerveux, un peu comme lorsque vous tapez sur le genou, la jambe se lève. Aujourd’hui, quand vous parlez informatique, il faut délocaliser. Qu’un tel discours soit tenu par des non spécialistes du domaine, ayant lu dans leur quotidien la déferlante indo-chinoise, passe encore. Mais lorsqu’un VC vous explique qu’il est d’accord pour investir à condition que vous fermiez votre centre de développement actuel et que vous mettiez tout en Inde, il y a de quoi flipper sérieux. L’autre jour encore, je présentais ma société à un groupe d’étudiants d’une grande école de commerce, et ça n’a pas raté. Dès la troisième question « Avez-vous songé à transférer votre développement en Inde pour abaisser vos coûts? ».
Ma réponse est la suivante: non, je n’y ai pas songé un seul instant et je ne suis pas prêt à le faire. Je dirais même que j’ai tendance à l’être encore moins qu’avant. Pour comprendre pourquoi, il faut décortiquer le raisonnement qu’il y a devant le « fantasme » de la délocalisation en Inde.

Pour cela, plaçons-nous dans la peau du directeur d’une entreprise flanqué de son expert comptable. Evidemment, l’élément déclenchant est la comparaison entre le salaire d’un ingénieur français et celui d’un indien, sans parler des chinois, qui doit varier de 1 à 5. Ah se dit le comptable, si nous avons 100 ingénieurs en France, et que nous les remplaçons par 100 ingénieurs en Inde, regardez les économies!!!
Sous-entendu, l’hypothèse qui est faite est que 100% du coût total pour l’entreprise provient des salaires. Or c’est faux bien entendu. Il y a plusieurs variables à prendre en compte. La plus courante, nous venons de le voir, est le salaire horaire, très inférieur en Inde. Mais pour arriver au coût, il faut multiplier le-dit salaire horaire par… la durée du projet. Entre donc un second facteur, essentiel, qui est la productivité. Or de quoi s’aperçoit-on? Eh bien qu’il y a d’énormes différences de productivité entre une équipe française et une équipe indienne. Ce n’est pas une question d’intelligence ni de compétence, bien sûr. C’est simplement qu’une équipe, ce n’est pas une somme de gens.  Une équipe, c’est de nombreuses années de savoir-faire, de savoir implicite, accumulé au cours des projets. Ce savoir-faire, par exemple, est ce qui différencie Toyota dans son processus de fabrication de tous ses autres concurrents. Tous les fabricants du monde ont visité et espionné Toyota pour reproduire cette performance et aucun n’y est arrivé. Pour une raison simple: ce savoir-faire doit être construit, il ne peut pas vraiment être transmis, encore moins copié. Le corollaire, c’est qu’il faut du temps. Imaginer transférer une équipe de développement de Paris à Bangalore et en attendre la même productivité est une lubie. Mais ce n’est pas tout. Une fois ouvert en Inde, le centre de développement va devoir être managé. Nouveau coût additionnel non prévu. Les quelques économies faites sur le taux horaire sont rapidement perdues dans les allers-retours d’ingénieurs du siège pour résoudre une myriade de petits problèmes de coordination et de mise au point.
En outre, une équipe de développement à distance entraîne une réactivité réduite. Elle ne peut avoir d’intérêt que si les coûts de coordination sont marginaux par rapport au volume total de travail. En clair, la délocalisation n’a d’intérêt que pour les projets très longs, et portant sur des domaines a priori peu innovants et bien normalisés, facilement énonçables par écrit. Typiquement, maintenance, développement d’applications de gestion, etc. Dès que vous êtes en innovation, que le contexte est ambigu et incertain, et que avez besoin de réactivité, la proximité jointe à la durée d’expérience de l’équipe est gagnante à tous les coûts. Dans le domaine du textile, les fabricants s’en sont bien rendus compte et certains d’entre eux mettent un point d’honneur à faire fabriquer en France pour ces raisons. Ce qui est perdu en charges sociales et regagné, très largement, en souplesse et vitesse de réaction.
Comme nous l’expliquons dans notre livre, et comme d’autres l’ont expliqué avant nous, ce n’est pas en se battant sur les coûts que les entreprises occidentales lutteront contre les asiatiques, mais en misant sur l’innovation, pour sortir par le haut. Il faut viser les secteurs à forte valeur ajoutée. C’est ce que Digital Airways essaie de faire. Nous ne nous battons pas sur les coûts horaires de nos ingénieurs (nous ne vendons pas de service sous cette forme) mais sur l’innovation de nos produits. Le facteur à optimiser n’est donc pas le coût salarial direct (même s’il représente une très grosse part de nos dépenses) mais la valeur ajoutée. Pour reprendre l’expression de Gary Hamel, le profit étant le chiffre d’affaire moins le coût, il est plus payant à terme d’augmenter le chiffre d’affaire que de baisser le coût.
Donc, non je ne délocalise pas et il est bien possible que de nombreuses entreprises, dont certaines font la une des journaux à cette rubrique, si elles faisaient vraiment les bons calculs, arriveraient à la même conclusion…

4 réflexions au sujet de « Délocalisation: derrière l’aspect inéluctable, souvent de mauvais calculs »

  1. Pourquoi (ne pas) délocaliser

    Philippe a le courage de sortir un peu du courant bien pensant et l’affirme au et fort : il n’est pas toujours intéressant de vouloir délocaliser une activité de développement, en Inde ou ailleurs.

  2. L’économie est-elle la motivation réelle de l’essentiel des délocalisations ? Je ne pense pas.
    Les délocalisations sont souvent la conséquence de la diffusion auprès des administratifs d’une idée selon laquelle « produire c’est sale ». Une usine, c’est polluant, plein d’ouvriers qui ne pensent qu’à faire la grève, plein de produits qui ne pensent qu’à être défectueux, dont la conception demandent des ingénieurs qui sont compliqués, plein d’accidents du travail. Et puis ça fait tellement 19me…. Beurrrrk !
    Ce qui est propre, c’est d’administrer l’entreprise. D’imaginer ses plans de développement, sa stratégie, son financement…. …même ses plans sociaux! ça au moins c’est chouette.
    Mais comme cette trouille de la matière n’est pas facile à assumer après 15 ans d’études et sans être passé sur le divan d’un analyste, et bien on laisse le premier neurone effectuer le tranfert: les gains sur les coûts de production, qui, dans de nombreux secteurs, sont non-démontrables dès lors qu’ils sont considérés dans leur ensemble.

  3. En effet cela devient dangereux dès que l’on tombe dans la croyance absolue que la production et la conception doivent être délocalisée et qu’il ne reste plus à l’occident que l’innovation de style et de définition des usages. La mondialisation oblige à une performance plus grande et ne conduit pas nécessairement à une course à la délocalisation vers les frontières du développement, vers le pays où les coûts de conception et de production sont moins chers.
    Il y a plusieurs visions fantasmées du monde économique, celle d’une délocalisation de tous les moyens de production et de R&D, c’est moins cher en Asie alors on délocalise les activités qui ne sont pas dans le cœur de compétence. Tout ce vaut alors on va au moins cher. Evidemment c’est plus complexe parce que d’abord tout ne se vaut pas et ensuite le prix des salaires n’est pas le coût total pour l’entreprise.
    Il y a un aussi le fantasme que la France peut être un pays qui ferme ses frontières et vive dans économie patriotique dans un monde purement Français lavé de tout produit ou investissement étranger. Ce qui estbien ancré depuis le non au référendum.
    Ce matin les opticiens Atol faisaient parler d’eux à la radio parce qu’ils ont décidé de relocaliser une chaine de production des montures Ushuaia dans le Jura alors qu’elle se trouver en Chine. Atol a bien compris ces différentes dimensions, d’abord cela peut dans certaines conditions être plus intéressant de passer des commandes à des entreprises du Jura même si le prix est deux fois plus cher, et d’autre part cela touche une corde sensible de l’opinion lorsque l’on dit que l’on fait du patriotisme économique.
    http://www.opticien-presse.com/news/index.php?id_news=1255

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