Rapport Beffa : l’illusion d’une potion magique au manque d’innovation français

On ne se lasse pas de revenir sur le rapport Beffa sur l’innovation française. A ce sujet, il faut mentionner un excellent article de Danièle Blondel, professeur émérite à Paris-Dauphine, paru dans Les Echos du 25 février. Intitulé “La potion magique”, il tire à boulets rouges sur le rapport et la logique dépassée qui l’inspire. Pour mémoire, le docteur Beffa, appelé au chevet de l’industrie française qui n’innove pas assez, a recommandé la création d’une agence de l’innovation destinée à financer de grands projets industriels modelés sur ceux des années 70.
Selon Danièle Blondel, le raisonnement de Jean-Louis Beffa pose quatre problèmes: il ignore le rôle des scientifiques, il méprise le rôle des entrepreneurs, il voit l’Etat comme le gestionnaire de la politique d’innovation et il voit la grande entreprise comme le fer de lance de cet effort.

  • Il ignore le rôle de la recherche scientifique, pourtant fondamental, continuant en cela une grande tradition française d’isolation entre des penseurs et des créateurs. Or les choses ont commencé à changer, avec de plus grands échanges entre scientifiques et industriels, notamment grâce à la loi Allègre; mais cela reste encore insuffisant et il faut développer de tels échanges;
  • Il méprise le rôle des créateurs d’entreprises innovantes dans une quête de compétitivité. En véritable représentant de l’establishment politico-industriel français, Jean-Louis Beffa pense “Etat + Grande entreprise”, et voit dans leur association le seul moteur de la croissance et de l’innovation. Inutile de dire qu’une telle vision est en totale opposition avec la vision de plus en plus acceptée d’un rôle crucial des petites entreprises dans le processus d’innovation.  Il ne s’agit naturellement pas d’opposer grandes et petites entreprises, mais ignorer les startups, et en particulier ignorer la dynamique entrepreneuriale qui se développe actuellement en France, c’est se tromper d’époque.
  • Il voit l’Etat comme le gestionnaire exclusif de la politique d’innovation. Dans la grande tradition colbertiste française, Jean-Louis Beffa confond invention et innovation, et oublie donc le rôle crucial du marché dans le processus d’innovation. Une innovation, c’est une invention validée par un marché, grâce au travail de l’entrepreneur – grand ou petit. Certes, l’Etat peut jouer un rôle dans l’encouragement à l’innovation, par divers moyens, en jouant sur l’offre (exemple des subventions Anvar, formation d’ingénieurs et d’entrepreneurs) et sur la demande (comme client), mais ces actions sont de plus en plus le fait de collectivités locales et d’institutions para-étatiques, que de l’Etat lui-même, ossifié et lent, dont on ne comprend pas au nom de quoi il serait plus compétent que les acteurs socio-économiques pour décider d’une politique industrielle.
  • Plus pernicieusement, Jean-Louis Beffa prévoit d’encourager des champions nationaux, c’est à dire, en substance, de donner de l’argent aux gros, à ceux qui en ont déjà, et qui n’innovent guère. Blondel remarque finement à ce sujet que “Ce ne sont pas les gestionnaires de diligences qui ont créé les chemins de fer.” On voit mal en quoi donner quelques dizaines de millions supplémentaires à de grandes entreprises, qui viennent d’annoncer des profits records, les inciteront à innover mieux et plus, et on semble plus proche des “petits cadeaux entre amis”. On peut prévoir sans difficulté que dans la perspective de la carotte offerte, de grands projets seront lancés, qui créeront les concordes, Bull, paquebot France et autres Crédit Lyonnais des années 2010. Quand, dans le même temps, on connaît les difficultés que rencontrent les petites entreprises à trouver des financements modestes (essayez de lever 100KE et vous verrez), une telle vision est attristante. Il faudrait au contraire travailler sur cet ‘equity gap’, trouver des relais pour les fonds d’amorçage, là encore comme avait commencé à le faire les mesures Allègre (Claude, reviens!).

Au fond, ce que l’article souligne, c’est le manque de pragmatisme, et la déconnexion avec la réalité que traduit le rapport Beffa, issu d’un autre âge, celui où les têtes pensantes de la technocratie française – j’allais dire soviétique – planifiaient le développement économique. Mais le monde a changé, les “champions nationaux” sont parfois rachetés par des investisseurs étrangers, le modèle prôné par le rapport Beffa n’existe plus. Au lieu de se lancer dans de prétendues grandes choses, il eut mieux valu passer en revue les problèmes et les causes du manque d’innovation française. Plus de micro, moins de macro, en bref.

Voir mon billet sur l’agence de l’innovation industrielle créée à la suite du Rapport Beffa: “Agence de l’innovation industrielle: une mauvaise solution à un vrai problème?

9 réflexions au sujet de « Rapport Beffa : l’illusion d’une potion magique au manque d’innovation français »

  1. j’avais aussi été frappé par la mise à l’écart des scientifiques. Je trouve vraiment dommage qu’en france, on laisse souvent de coté les scientifiques (universitaires ou cnrs) comme s’ils n’avaient que peu de palce dans l’innovation. La R&D en entreprise semble etre plutot le fait d’ingénieurs. C’est un problème.
    J’ai effectivement été décu de ce rapport. J’avoue préférer une approche plutot bottom-up à ces gros programmes.

  2. L’ETAT CHERCHE UNE FOIS DE PLUS A SE RENDRE UTILE
    Une fois de plus en effet, une tentative de planifier l’innovation va se révéler désastreux : notre fameuse Agence pour l’innovation qui ressemble déjà (on fera le bilan ensemble dans deux ans) être une pompe à subvention pour des grands groupes qui gaspillera l’octroi (toujours cette approche “top-down”, dont l’inefficacité n’est plus à démontrer), au dépend des obscurs géniteurs d’idées (ils sont là, les créateurs de valeur) qui peinent à trouver du financement d’amorçage et qui finissent par alimenter le brain-drain.
    Ceci a un arrière-goût de ce qui était dénoncé déjà au XIXè siècle (par les libéraux ! Lire Frédéric Bastiat et ses “Sophismes économiques”) à savoir des pratiques souvent complaisantes entre certaines directions de groupes industriels et les pouvoirs publics pour se livrer à un usage des ressources publiques pas toujours très efficaces… finalement aux dépends de ceux qui ne recherchent que des conditions propices au développement de leurs idées.
    Décidément, ce pays est véritablement incorrigible…

  3. je suis bien d’accord avec les points que vous soulignez dans l’excellent article de Danièle Blondel. Je viens de publier dans Futuribles de mars un commentaire peut-être encore plus dur. Je l’ai intilullé “pour une nuit du 4 août” car il faut bien oser dire que la caste d’intouchables qui nous dirigent, intelligents mais formatés au colbertisme, a une terrible responsabilité dans cette marche vers le gouffre qui est imposée à la France depuis deux décennies au moins et qui gâche talents et occasions! Voici comment je résume le constat: la France ne peut plus se contenter de constater périodiquement comme cela se fait depuis deux décennies qu’elle perd régulièrement des places dans les secteurs émergents porteurs des emplois de demain. A force d’aller vers le gouffre, on finit par y arriver !
    Les mesures annoncées à la suite du rapport Beffa sont loin de corriger les erreurs du passé.
    L’erreur fondamentale a été de miser l’essentiel sur ce que les grands corps de l’Etat savent accomplir depuis Colbert : exécuter dans des arsenaux nationaux les commandes passées par l’Etat.
    Ceci néglige deux réalités :
    – d’une part l’innovation de rupture n’est pas un processus qui se programme, elle nécessite de laisser leurs chances aux créatifs pour qu’ils ouvrent de nouvelles voies et construisent à partir de petites entreprises nouvelles les marchés et le tissu industriel de demain. Tout miser sur de grands groupes qui souvent connaissent mal le grand public et ont raté la révolution numérique constitue un contre-sens et une terrible méconnaissance du rôle incontournable des PME innovantes dans un milieu qui ne serait pas hostile aux innovateurs.
    – d’autre part, les marchés essentiels développés par les technologies numériques concernent désormais le grand public. Les procédures « top down », qui ont donné à la France le nucléaire, le TGV et à l’Europe Airbus et les lanceurs spatiaux, ne conviennent absolument pas à la conquête de marchés où c’est la capacité à anticiper les préférences du grand public dans un marché concurrentiel qui assure le succès et non plus l’application disciplinée des consignes régaliennes.
    Il est urgent de prendre trois séries de mesures :
    – Construire une vision du futur pour identifier les technologies critiques et les conséquences de leur maîtrise ou de leur abandon. Cela exige un effort de prospective actuellement négligé.
    – Construire une politique industrielle européenne, éclairée par cette vision et appuyée sur une réelle volonté d’action dans le long terme.
    – Rendre possible cette politique en modifiant radicalement l’attitude des responsables de haut niveau, tant dans l’administration que dans les grandes entreprises et les établissements financiers pour soutenir les initiatives des créatifs et les protéger de l’esprit procédurier, des pesanteurs administratives, des volontés normalisatrices qui ont tué tant d’initiatives et qui chassent tant d’innovateurs français hors de France. Cela passe par une réforme profonde de l’Ecole et des plus grandes écoles. Et en attendant, comme le temps presse, on ne peut que souhaiter un sursaut lucide des dirigeants privés ou publics issus de ces quelques écoles, avant une catastrophe économique et donc sociale, voire politique. d’où l’urgence d’une nouvelle nuit du 4 août…
    André-Yves Portnoff

  4. Merci André-Yves pour cette longue contrib. Cela me fait penser qu’on devrait essayer d’engager une contre Beffaisation de la pensée de l’innovation et de l’entrepreneuriat en France. Puisse ce blog y contribuer, à sa modeste mesure (restons réalistes!)

  5. Je vous communique mon commentaire du 25 JANVIER 2005 paru sur sur le blog “automates intelligents”
    http://automatesintelligent.blog.lemonde.fr/automatesintelligent/2005/01/le_rapport_beff.html
    qui allait dans le sens de l’article du 25 fevrier:
    Commentaires
    Camdessus – Beffa: 0 à 0, match nul.
    Vingt ans après… la pensée féodale garde le dos tourné à la ligne de départ.
    Le nouveau rapport Beffa démontre, à travers ses axiomes de politique industrielle figurant dés la lettre de mission du Président de la République, l’incompréhension du changement d’ ère de la Révolution Industrielle (unité: Kilowatt, 1784-1984) à celle de la Révolution Symbolique (unité: Megabit, 1984- ? ). Si cette rigidité mentale n’étonne guère de la part d’un X-Mines, président de la plus vieille compagnie industrielle au monde (St Gobain reine de la silice…. à la Mégatonne !), on reste cependant surpris de voir ce rapport passer à coté d’évidences dans le diagnostic comme dans le remède au cercle vicieux du chômage.
    Coté axiome, d’une part le Président affirme dans la lettre de mission
    « L’industrie est essentielle pour l’avenir de la France et de l’Europe, car l’industrie demeure la base du dynamisme économique, par son effet d’entraînement sur les autres secteurs d’activité. Elle représente 20 % de notre richesse nationale – 40% avec les services qui lui sont liés. »
    et d’autre part le rapport reprend dés son introduction:
    « 1.1 Le rôle essentiel de l’industrie dans le développement économique Même si la part des services dans l’économie s’accroît, une industrie solide est nécessaire à un équilibre vertueux de la balance commerciale et à la croissance. En effet, la demande en biens industriels des pays développés reste importante, car elle assure l’essentiel de leur qualité de vie. Si ces biens ne sont pas produits, ils doivent être achetés à l’étranger. Quels services exportables peuvent être la contrepartie de l’achat des biens industriels à l’étranger ? »
    Or du fait de prés de 15 % de chômeurs par rapport à la population active, le PIB est d’autant plus minoré et tiré vers le bas en France qu’une part importante des exclus (2 % des actifs au chomage + 1 % d’émigrés ?) auraient dû s’employer dans les nouvelles technologies et les STIC générant 9 % d’emplois de service induit et une augmentation du PIB de prés de 25 % …. Ce de qui aurait fait apparaître la marginalisation réelle de l’industrie à moins de …15 % de la richesse nationale.
    Nos savants économistes tiennent le discours qu’auraient tenus vers 1850 des Diafoirus de l’Agriculture recommandant d’innover dans…. l’Agriculture sans voir le retard …industriel puisqu’en 1850 l’essentiel du PIB restait …. agricole et….. « base du dynamisme [sans rire !] économique »…..
    Pourtant inopinément au milieu du rapport apparait bien, en une phrase, le remède, mais pour ne pas figurer au niveau des recommandations au profit de la nième structure ( L’Agence !) chargée de coordonner l’inefficacité des n-1 précédentes (encadré p.43) .
    Ce remède et ce point clef pour le « cercle vertueux » de l’emploi apparaissent p.22 au sujet des USA et des subventions aux start-up/PME par le SBI [qui vise]
    « d’encourager l’innovation technologique auprès des minorités ethniques et sociales, et de favoriser la commercialisation, dans le secteur privé, des technologies issues de la R&D fédérale. Cette loi est à l’origine de la création du Programme Small Business Innovation Research Program qui a subventionné en 2002 4500 programmes pour plus de 1,6 Mrd $. L’octroi[sic*] d’un financement fédéral n’est pas conditionné par un cofinancement équivalent de la part de l’entreprise, comme c’est le cas en France pour la politique en faveur des PME. »**
    Comme nos Grands Corps n’ont guère lancé de start-up, il est bon de leur signaler que cela représente 4000 programmes entièrement et promptement financées à hauteur de 250 000 $ plus les 500 autres (re)financées à hauteur de 1,2 millions de $.
    Mais en France pour être certain d’être inefficace on se contente de saupoudrer à 50 % et à hauteur moyenne de 280 000 € avec 12 à 18 mois de négociations, les autres 50 % étant…. introuvables, cf le concours de création d’entreprise innovante (résultats 2004):
    Non seulement la force de frappe (30 M€ en 2005) au Ministère de la Recherche n’est que de 7 % de ce qu’elle devrait être, mais en plus le seed-capital (40 K€ à ….70 %) permet tout juste d’ouvrir une boutique… et même pas à Landernau…
    Le point clef du SBI [US] c’est bien l’impact de ce seed capital finançant à 100 % les projets des startup. Transposé à l’échelle (un quart) de la France cela permettrait pour seulement 400 million d’euros de financer 1000 start-up à hauteur de 200 000 € (seed capital: 200 M€) et 200 d’entre elles (deuxiéme tour 8 à 10 mois après:) à hauteur d’1 millions d’euros chacune (200 M€).
    Face à tant d’obstination à ramer à contre-sens, il doit bien exister une raison sociologique pour qu’une mesure aussi efficace et aussi économique ne soit pas prise en France: Dieu merci, baron Ernest…. il vaut mieux engloutir 1 milliard de l’argent des contribuables exsangues (cf le manque du PIB) pour engraisser labourages et pâturages et tenter de préserver les places acquises de la vieille industrie plutôt que de prendre le risque de voir parmi les 200 start-up, cinq à dix bousculer (cf Intel, Apple, Microsoft, Cisco, Google, eBay, Skype …..) les hiérarchies établies…..
    Cette politique Colbertiste, est d’autant plus malthusienne et suicidaire qu’elle n’évitera pas de voir après les Etats-unis, le Japon, la Chine et tous les pays émergeant s’adapter à la Révolution Symbolique et laisser la France à son tourisme, ses féodalités et ….ses friches …
    P.S.: Rappel selon le Robert, dictionnaire historique de la langue française:
    • Industrie: emprunt au latin industria « activité secrète »….. désigne l’ensemble des activités économiques ayant pour objets l’exploitation des « richesses » minérales, des sources d’énergies ainsi que la transformation des matières premières en produits fabriqués….
    •Symbole: le latin reprend le grec sumbolon désignant un signe de reconnaissance, à l’origine un objet coupé en deux dont deux hôtes conservaient chacun une moitié …. on rapprochait les deux parties pour faire la preuve que des relations d’hospitalité avaient été contractées…
    Alors combien de Kg de silices chez Intel ? Quelles « sources » chez Linux ? Quels « secrets » chez Google ?
    *octroi: chassez le naturel et l’inspecteur des finances revient au galop! Aussi savourons l’impropriété de ce mot, surtout à cet endroit là du rapport Beffa…. le même Robert nous dit pour octroyer « accorder, à titre de faveur et de grâce » et précise que « la pratique de l’octroi dura du XIIIéme Siècle [Sully, Colbert et Saint Gobain sont battus !] à…. 1948 » .
    C’est par l’emploi à contre-sens de cet « octroi » que l’on est au coeur et à la barrière de toute l’incompréhension et de tout le mépris du monde d’après 1984. La SBI n’est pas une « administration » et aux USA, le financement à l’innovation n’est pas « octroyé », il est… accordé.
    **la suite des financements (10 Million de $ par opération) aux USA n’est pas sans intérêt:
    « Les investissements capital-risque auraient représenté 20,4 milliards de dollars en 2004 pour 2.067 opérations selon un rapport publié par Ernst & Young et VentureOne. Au total, l’industrie informatique et technologique aurait reçu 11,3 milliards de dollars, contre 10,4 milliards un an plus tôt. » (source JDNsolutions 2005-01-24) ….. donc plus de 55 % pour les STIC…
    Rédigé par : Pierre Albertin | 25 janvier 2005 18:31

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