Ce n’est pas d’agilité dont votre organisation a besoin

Nous vivons dans un monde d’incertitude et de ruptures. Pour survivre dans ce monde, les organisations devraient être agiles. Le mot Agilité est désormais partout. Ce serait la solution miracle au manque d’innovation comme il en surgit tous les six mois. Mais il n’en est rien. Ce n’est pas d’agilité dont votre organisation a besoin. Regardons pourquoi.

Le principe de l’agilité est assez simple: comme nous sommes incapables de prédire l’avenir, et que nous l’admettons enfin, et que nous sommes également incapables de l’influencer, nous allons laisser le cours des choses se développer, et quand il se passera quelque chose, nous réagirons. La problématique de l’agilité est donc de s’organiser pour pouvoir répondre rapidement et facilement aux changements rapides de notre environnement.

L’importance actuelle donnée à l’agilité traduit clairement un fantasme sur les startups de la part des grandes organisations plus empêtrées que jamais dans leur glacis bureaucratique et désespérément à la recherche d’une solution miracle. Elle traduit également la perception d’un monde en changement très rapide, qui appelle donc à une réaction très rapide. Mais c’est faux. D’une part, les changements ne sont pas si rapides que ça: l’intelligence artificielle explose depuis quelques années, mais ses premiers travaux ont débuté… dans les années 50. D’autre part le développement de nouveaux produits et leur commercialisation, y compris et surtout lorsqu’ils sont disruptifs, sont souvent très longs. Ainsi, Nestlé a mis 21 ans pour développer Nespresso avec succès. 21 ans avant que le projet ne gagne de l’argent. Il lui a fallu trois lancements pour réussir. Les deux premiers lancements ont été des flops mémorables avant que le troisième ne réussisse de façon spectaculaire. Le problème de Nestlé n’était pas un manque d’agilité pendant toutes ces années! C’était au contraire de maintenir le cap, de persister en modifiant ce qu’il fallait modifier, en changeant la nature du projet. Initialement conçu pour les restaurants, le projet se réoriente vers les entreprises avant finalement de viser le grand-public.

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Plus fondamentalement, l’agilité repose sur un paradigme qui est celui de l’adaptation. L’idée est que je ne suis pas capable de savoir où va mon environnement, je dois donc être capable de m’adapter très rapidement à ses fluctuations. Cela pose plusieurs problèmes: Premièrement, s’adapter prend du temps. Le temps que l’organisation prenne conscience du changement dans l’environnement, les concurrents peuvent avoir déjà pris les bonnes places. On parle bien de prise de conscience de l’organisation. Dans les entreprises avec lesquelles je travaille, je suis toujours capable de trouver quelqu’un qui est conscient d’une rupture en cours, mais cela ne signifie pas que cette prise de conscience individuelle soit traduite au niveau de la direction générale, loin s’en faut!

Deuxièmement il faut que l’organisation soit capable de réagir vite. C’est ici que tous les efforts sont actuellement menés: s’organiser pour réagir vite. Mais on touche ici à une contradiction inhérente à la grande organisation; elle réussit parce qu’elle apporte une notion d’échelle à son activité. On ne peut pas développer une économie d’échelle et une agilité en même temps.

Troisièmement, l’agilité suppose que l’on puisse s’adapter… à tous les cas possibles! Par exemple, un fabricant de voiture ne sait pas si ses clients voudront une couleur rouge, verte ou bleue. Plutôt que fabriquer un lot de chaque, et de risquer de se retrouver avec des invendus, il va configurer son outil de production pour que la couleur soit déterminée lorsque le client passe sa commande. Étant capable de réagir à la demande imprévisible du client, il n’a plus besoin de prédire celle-ci. Toutefois on voit bien les limites : le choix de couleurs, et de quelques autres options, ne représente qu’un ensemble relativement réduit de possibilités. L’outil peut donc être configuré sur cette base. Mais au-delà d’un certain nombre d’options, la complexité devient trop grande et le coût trop important. Le fabricant ne peut pas concevoir une voiture à la demande. Autrement dit, l’agilité fonctionne en situation de risque, où l’anticipation porte sur un nombre de possibilités faible et surtout connu a priori ; elle ne fonctionne pas pour gérer en incertitude, où le nombre de possibilités est infini et surtout pas connu à l’avance.

Quatrièmement, l’agilité traduit une forme de passivité vis à vis de l’environnement. Or les recherches, en particulier autour du concept d’effectuation, ont montré que ce n’est pas comme cela que raisonnent les entrepreneurs et les innovateurs. Ils ne cherchent pas à s’adapter au monde, mais à le transformer. Le monde auquel Starbucks aurait dû s’adapter, c’est un monde dans lequel la consommation de café baissait depuis 20 ans. Le monde auquel Swatch aurait dû s’adapter, c’est un monde dans lequel 90% de la production mondiale de montres était désormais assurée par des fabricants japonais low cost; il ne restait donc plus que le haut de gamme pour un fabricant suisse. Le monde auquel Zara aurait dû s’adapter, c’était un monde dans lequel il était évident qu’aucun fabricant de textile européen ne pourrait survivre, sauf dans le très haut de gamme. Au lieu de s’adapter à ce monde en étant ‘agiles’, ces trois pionniers ont au contraire remis en question ces hypothèses faussement évidentes. Ils ont transformé leur environnement, ils ne s’y sont pas adaptés. Ils n’avaient rien d’agiles.

L’obsession de l’agilité, c’est prescrire un médicament avant d’avoir établi le diagnostic. C’est malheureusement une habitude fréquente du management; on saute d’une mode à l’autre. Faute de s’appliquer à conduire un diagnostic approfondi sur les causes du manque d’innovation, on saute sur la première mode venue (ou plutôt la 200e). Ne nous plaignons pas, cela fait marcher le commerce des consultants, mais cela résout-il le problème? Assurément pas.

Alors, quelle est la vraie raison pour laquelle votre entreprise n’innove pas? Je l’ai souvent évoqué ici, c’est le dilemme de l’innovateur. En substance, une organisation rechigne à parier sur le futur parce qu’elle souhaite protéger son activité actuelle. Elle est prise dans un conflit entre cette activité et le futur: si elle mise tout sur le futur, elle risque de sacrifier son activité historique, sans aucune garantie de réussir l’activité future (qui peut n’être qu’un feu de paille). Si elle cherche à protéger son activité historique, elle risque de rater l’opportunité future. Ce que montre le dilemme de l’innovateur, c’est que l’avantage des startups n’est tant pas leur agilité que le fait qu’elles n’ont pas d’activité historique à protéger. Elles ne sont pas bloquées dans le présent par leur investissement financier, intellectuel et émotionnel dans cette activité.

Bien-sûr l’agilité est nécessaire; la plupart des grandes organisations font preuve de lourdeur pachydermique: la moindre initiative nécessite 200 slides powerpoint et 27 réunions, mais elle a des limites. Le chat, qui retombe sur ses pieds même si on le lâche la tête en bas, est un modèle d’adaptation. Mais même ses capacités ont leurs limites: si vous le lâchez du haut d’une tour de 20 étages, il s’adaptera parfaitement, mais mourra quand-même en bout de course.

L’agilité n’est donc pas suffisante parce qu’elle ne règle pas la difficulté principale du manque d’innovation. Ne pas résoudre cette difficulté c’est s’exposer, comme avec tant d’autres modes managériales précédentes, à des déconvenues quand la bise sera venue.

Pour en savoir plus sur l’effectuation, lire mon article introductif ici. Sur le dilemme de l’innovateur, lire mon article ici.

17 réflexions au sujet de « Ce n’est pas d’agilité dont votre organisation a besoin »

  1. Bonjour Philippe,
    Je comprends toutes ces questions sur l’agilité. Il y a un flou important, entre des questions de méthodologie, finalement secondaire et une entreprise agile. C’est quoi agile ? C’est être capable de suivre l’évolution de son business en taille et en coût. Cela demande une capacité d’utilisation de la technologie spécifique. Aujourd’hui les grands groupes ne peuvent essayer de nouvelles offres, elles sont trop coûteuses. Cela contraint leur stratégie. L’objectif de bpifrance est d’améliorer ce point. C’est extrêmement difficile.

  2. Très éclairant article.
    Le mantra de l’agilité est aussi l’alibi du manager soucieux surtout de réduire le risque auquel est exposée sa carrière.
    En diffusant dans l’organisation l’obligation d' »agilité » – propos général sur l’agilité de l’organisation à valeur justificatoire et incantatoire –, il fait passer le mistigri de la responsabilité au N – 1 : « Sois agile » = « Démerde-toi ». Rien de bien neuf.
    Et de quoi se plaindra le « collaborateur » ainsi chargé du poids de l’incertitude ?
    Est-ce qu’on ne le considère pas avec « bienveillance » ?
    Les deux mots du bavardage managérial du moment…

  3. Peut être le vocabulaire « agilité » n’est il pas adapté ?
    Je partage les dires de ce blog, mais je pense qu’il faut aussi mettre en avant le facteur humain, à savoir : syndicats et autres textes sur la loi du travail qu’il faudrait sérieusement « assouplir ».

    La « souplesse », voilà la clé…
    Bien cordialement
    JM L
    *************
    A lire sur : https://flexjob.fr/2016/11/30/definition-entreprise-flexible/
    Entreprise flexible : bien plus qu’un concept
    Par définition, le terme « entreprise flexible » a été introduit en 1980 par John Atkinson, chercheur à l’Institut d’études Manpower. Plus de 30 ans après, malgré une évolution significative des méthodes de travail, des métiers, des secteurs industriels et la naissance d’une nouvelle économie dite « collaborative », le concept d’entreprise flexible peut paraître flou pour beaucoup de personnes.
    Pourtant, sa définition reste simple :
    “le modèle organisationnel et économique d’une structure flexible est fondé sur sa souplesse dans le travail, dans sa structure générale des emplois et dans ses ressources humaines.”
    Car oui, en 2016, les entreprises ont avant tout besoin d’hommes et de femmes qui savent travailler de manière flexible.

    1. Non, par définition et par essence agilité et flexibilité sont des concepts éloignés, parfois opposés. Changer de petites mains tous les 6 mois n’aide pas votre entreprise à être agile, au contraire, elle va décourager les employés à s’engager dans l’entreprise et à définir de nouveaux horizons de développement.

      Un dirigeant d’entreprise qui réclame plus de pouvoir sur ses employés que la loi lui permet et la possibilité de taire toute contestation n’aura pas la possibilité de s’adapter lorsque la situation de l’entreprise aura changé et le dirigeant assis sur son trône n’aura pas d’autre son de cloche que les louanges de ses minions, n’aura d’autre choix que d’aller vers une liquidation ou pleurer auprès de ses copains politiques pour plus de protectionnisme.

      Le grand drame des dirigeant d’entreprise français (européens?) est qu’ils ne tolèrent pas la critique et que des employés « inférieurs » aient parfois une vision plus pertinente que la leur. Réclamer de la flexibilité là dessus est une vraie réaction d’épicier qui n’arrive pas à accumuler ses petits sous et réclame aux pouvoir public d’avantage de protection parce que son commerce ne fonctionne pas dans une époque qui change.

  4. Excellent article, bravo ! faudrait en faire une version en anglais pour que je puisse l’envoyer a notre nouveau PDG 😀

  5. Excellentissime !
    Je me remémore les propos récents du patron d’un grande école qui écrivait ceci (je retranscris le plus fidèlement possible mes souvenirs).
    Notre temps se caractérise par la nécessité de :
    – discerner dans la compléxité, c’est à dire faire preuve d’intelligence de situation,
    – décider dans l’incertitude, donc devoir prendre des décisions sans maîtriser toutes les composantes de la situation et devoir apprécier les risque, les mesurer
    – agir face à l’adversité, se traduisant par la capacité à entraîner, mobiliser.
    Fin de la reprise des propos.
    Couramment, l’adoption quasi aveugle des « nouveaux concepts » à la mode relève de la croyance en la panacée, en la démarche et l’outil parfaits (d’où la profusion des « outils », coachs etc).
    Bien souvent parce que les bases des organisations (privées, publiques), leur histoire, culture sont fragiles les empêchant d’avoir profondément intégré les fondamentaux ci-dessus et (j’insiste) leurs déclinaisons opérationnelles.
    Un peu à l’image des structures changeant fréquemment d’organisation, d’organigramme, ou mettant en oeuvre une démarche qualité car confrontée à des pb récurrents de tous ordres.
    Comme d’autres modifient la place du canapé dans le salon. La place du canapé n’est pas en cause mais plutôt l’équilibre mental de son propriétaire en quête de l’environnement idéal..

  6. 90% d’accord : on confond un moyen (être agile pour passer rapidement du concept à sa réalisation) et une finalité (créer de nouvelles valeur). C’est quoi être agile comme un GAFA si votre plan produit est à 15 ans où si le développement-certification prend 7 à 8 ans ?
    Pour les 10% restant, je pense qu’un des freins à l’innovation dans l’entreprise ne réside pas dans l’organisation mais dans les hommes. Le premier business qu’un manager va vouloir défendre c’est le sien… i.e. quel manager-gestionnaire est arrivé là où il est en prenant les risques d’un entrepreneur ?

    1. Alors, pour utiliser la richesse sémantique de notre français, si, le frein réside dans l’organisation, mais pas en tant qu’entité mais comme un ensemble de ressources, processus & la culture de l’entreprise, ET dans les personnes qui la compose et qui sont « alignés » dessus.
      On rejoint le dilemme de l’innovateur.

      Une des possibilités de prise en charge de cette innovation, c’est de « penser en dehors de la boîte », en externalisant l’innovation tout en en étant le « pilote », par la méthode des 3 horizons, par exemple.

  7. Merci pour cette brillante démonstration, cher Philippe !
    Mais je ne suis pas sûre de partager votre définition de l’agilité en entreprise.
    Par agilité, j’entends la capacité à considérer avec la meilleure ouverture d’esprit et à tester rapidement toute nouvelle piste d’amélioration ou d’enrichissement de l’offre de l’entreprise (innovations potentielles).
    Vous parlez de l’agilité comme d’une réaction au changement ; je l’aborde plutôt comme une démarche active de créativité inspirée par le changement. Une effectuation intrepreneuriale en somme 😉

    1. Une différence de point de vue qui vient peut-être de la distinction suivante :
      agilité DANS l’entreprise/l’organisation
      ou
      agilité DE l’entreprise/l’organisation
      Cet article me parait intéressant car il évoque cette nouvelle mode : « votre entreprise doit être agile ». Et il essaye de démontrer qu’en tous cas ce n’est pas un point de vue entrepreneurial, puisque l’entrepreneur ne s’adapte pas à son environnement, il le transforme.

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